Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979)

Entre la violente affirmation d’une souveraineté démesurée et la renonciation passive à toute décision, il y a complicité, voire équivalence, dont on ne peut s’extraire que par l’exigence d’un recul, d’un retrait

Le plus frappant, dans le comportement du personnage principal le capitaine Benjamin L. Willard1, c’est qu’il ne prend aucune initiative, il obéit toujours. Le film commence par une tirade qui montre que dès le début, il a perdu le contrôle2. Il vient de divorcer mais ce n’est pas lui qui a pris l’initiative, il a simplement dit oui à sa femme, puis il est revenu pour la troisième fois au Vietnam en espérant partir dans la jungle. Dans l’attente d’une prochaine mission, il sombre dans l’alcool et la drogue. Quand la mission arrive, il dit oui à nouveau, malgré ses doutes. On peut raconter le film comme une série d’acquiescements : il ne contrôle rien, ne maîtrise rien, suit le fleuve, reste sur le bateau conduit par un homme qui hait tout ce que sa simple présence représente : le pouvoir, la guerre, la domination. Par sa mission, il est le représentant d’une volonté de toute-puissance appuyée sur les hélicoptères, les avions, les bombes, et par son comportement, il symbolise la renonciation à la liberté, à toute décision personnelle ou singulière. Je suis un soldat dit-il. Un soldat représente un pouvoir qu’il n’a pas. Willard ne délégitime jamais le pouvoir, mais ne l’exerce qu’exceptionnellement3. Homme des missions spéciales, il est chargé d’assassiner le colonel Walter E. Kurtz4 qui a rompu avec la chaîne de commandement et s’est installé près d’un temple, en pleine jungle cambodgienne où il fait régner la terreur. Depuis Nha Trang, Willard doit remonter le fleuve sur un bateau patrouilleur, avec un équipage restreint à quatre soldats dont il ne restera qu’un seul à la fin. Une série d’épreuves l’attend sur le chemin, dans lesquelles il ne prend qu’une initiative : permettre à sa petite troupe de passer quelques minutes avec des playmates5. Tout le reste lui arrive sans qu’il l’ait voulu : le lieutenant-colonel Bill Kilgore6 qui l’escorte jusqu’à l’embouchure de la rivière Nùng (un fleuve imaginaire inspiré du Mékong) avec un escadron d’hélicoptères, le bombardement au napalm et le massacre d’un village entier au son de la Chevauchée des Walkyries de Wagner, la tentative par le même Kilgore de forcer l’un de ses soldats, Lance, à surfer sur les vagues de la baie, une attaque de Montagnards à coups de flèches et de lances (à cause d’un fumigène allumé sous l’influence du LSD), un combat sur le Do Lung Bridge, une tuerie inutile sur une pirogue qui n’aboutit qu’à la récupération d’un petit chien, un dîner dans une plantation de colons français avec débat politique suivi (bien sûr) par une nuit galante avec une très jolie convive7, l’arrivée solennelle et stupéfiée dans le camp de Kurtz où se trouve un photo-journaliste américain8, l’emprisonnement de Willard dans une cellule de bambou par Kurtz qui le fait torturer avant de le laisser sortir en sachant probablement qu’il allait se faire assassiner à coups de machette. Le capitaine Willard participe à tout cela, les yeux grands ouverts, peu convaincu mais tout à fait résigné. Il donne la mort qu’on lui a ordonné de donner, à celui qui avait déjà décidé de mourir. Se conduire comme un spectateur signifie-t-il approuver ou désapprouver ? On n’en saura rien. Il pense mais ne tranche pas, et emporte avec lui à la fin du film le souvenir des paroles de Kurtz et ses écrits.

Un film comme celui-là repose sur la toute-puissance souveraine d’un auteur : Francis Ford Coppola, qui l’a financé avec son propre argent9, par la société de production qu’il avait créée avec George Lucas, American Zoetrope Films. Coppola joue tous les rôles : il est celui qui procure les décors, les hélicoptères, les armes factices et la petite armée de figurants et d’ouvriers locaux nécessaires pour ce combat (une logistique quasi équivalente à celle de l’armée américaine), il reconnait qu’à force d’écrire les textes que Marlon Brando devait proférer, il s’est identifié à Kurz. Mais d’un autre côté, son risque est maximal. Le tournage10 est fondé sur un fantasme de maîtrise absolue, compensée par une perte de maîtrise plus que relative11. Comme le capitaine Willard, il se laisse entraîner sans savoir où il va. Entre le pouvoir dictatorial du directeur et la perte de contrôle qui menace à tout moment, la tension est permanente. L’armée philippine réquisitionne une partie des hélicoptères qui doivent être repeints plusieurs fois, un typhon dévaste cette région des Philippines et oblige à reconstruire les décors, Coppola doit s’endetter avec le risque de faillite personnelle. Cette situation l’a affecté physiquement : il a perdu quelques dizaines de kilos12, tandis que l’acteur principal Martin Sheen a dû s’absenter plus d’un mois à la suite d’un infarctus. Cela donne au film une certaine dimension autobiographique (ou auto-bio-cinématographique). En se faisant lui-même souverain, Kurtz ridiculise la souveraineté américaine. Il en va de même pour Coppola : plus d’une scène tourne l’armée américaine en ridicule : par exemple le show des playmates, leur évacuation après l’invasion de la scène par des soldats excités, ou la fuite des soldats perdus dans la nuit, qui tirent aveuglément sur un ennemi invisible.

Tout cela finit par se concentrer en un titre : Apocalypse Now, et un personnage, le capitaine Benjamin Willard. Le titre, trouvé par Milius, dérive d’un tatouage populaire chez les hippies vers 1965 : un signe de paix marqué « Nirvana Now ». Milius a modifié le symbole de la paix pour le faire ressembler à un cercle avec un bombardier B52 en son centre et a changé le slogan. On retrouve ce slogan peint à la bombe dans l’enceinte de Kurtz « Notre devise, Apocalypse Now ». Cette idée d’apocalypse rejoint la chanson de Jim Morrison écrite en 1967 par laquelle le film commence et se termine : The End13. Entre 1939, quand Orson Welles a songé pour la première fois à adapter Heart of Darkness, le roman de Conrad14, et la version ultime de 2019 nommée Final Cut , 80 ans ont passé. John Milius15 et George Lucas ont écrit la première version du script en 196916, bien avant l’événement essentiel : l’entrée des troupes nord-vietnamiennes à Saïgon, le 30 avril 1975, qui concrétise la défaite irrémédiable des Américains. Le tournage a eu lieu après cette défaite, entre mars 1976 et octobre 1977. Le film a été présenté pour la première fois en mai 1979, au festival de Cannes. Le jour de son 36ème anniversaire (3 août 1976), l’acteur Martin Sheen a tourné la scène d’introduction. Complètement saoul, en mimant une prise de judo, il a involontairement frappé un miroir et s’est blessé au poignet. Le sang qui coulait de sa main n’était pas factice, c’était une vraie blessure qui témoignait d’une crise personnelle qui l’impliquait intensément, dans son corps et dans son esprit. De nombreuses scènes avaient déjà été tournées, et il s’identifiait au personnage, Benjamin Willard. Dans ce personnage énigmatique se concentre le propos du film, son éthique. Tout en participant aux événements, il est constamment dans un position de retrait. Assister à la folie de cette guerre, agir conformément aux lois, obéir aux ordres tout en se tenant psychologiquement à l’écart, c’est une posture de résistance purement psychologique, ultra-individualiste, qui prend acte d’un tragique échec sans le combattre ni le dénoncer. Et pourtant le film nous oriente dans une autre direction, vers une autre éthique. Le même retrait peut être concrétisé autrement, par l’œuvre. Comme Willard, Francis Coppola fait le constat d’un échec, mais il agit, il produit. Il ajoute à son retrait un acte souverain. Au délire de toute-puissance, il oppose une autre sorte de toute-puissance, un pas au-delàqui décale la problématique. Ses décors sont provisoires, remplaçables, mais leur ressemblance avec le terrain de la guerre vietnamienne n’est pas factice. Il faut cette ressemblance pour crédibiliser le combat de géants auquel il aspire.

  1. Soldat du bataillon 505, de la 173ème brigade d’élite Airborne, interprété par Martin Sheen, suite au refus de Steve McQueen, Al Pacino, James Caan et Jack Nicholson, Harvey Keitel ayant été écarté après quelques jours de tournage. ↩︎
  2. « Saïgon. Shit. I’m still only in Saigon. Every time I think I’m gonna wake up back in the jungle. « When I was home after my first tour, it was worse. I’d wake up and there’d be nothing. I hardly said a word to my wife, until I said « yes » to a divorce. When I was here, I wanted to be there ; when I was there, all I could think of was getting back into the jungle. I’m here a week now, waiting for a mission, getting softer. Every minute I stay in this room, I get weaker, and every minute Charlie squats in the bush, he gets stronger. Each time I looked around the walls moved in a little tighter. » ↩︎
  3. Il tue une jeune vietnamienne dont la présence pourrait ralentir son parcours. ↩︎
  4. Interprété par Marlon Brando, qui était payé 1 M$ par semaine – pour 15 minutes dans le film (heureusement, sa rémunération ne dépendait pas de son poids, qu’il a fallu dissimuler en le filmant en contre-plongée). ↩︎
  5. Il s’agit de vraies playmates, l’une pour l’année 1974, l’autre pour le mois d’août 1976. ↩︎
  6. Interprété par Robert Duvall. ↩︎
  7. Interprétée par Aurore Clément. ↩︎
  8. Interprété par Denis Hopper, qui paraît-il ne s’est jamais lavé pendant la durée du tournage. ↩︎
  9. Gagné par ses films précédents, Le Parrain I et II, ainsi que La Conversation Secrète, sa première Palme d’Or à Cannes. ↩︎
  10. Un tournage de 238 jours, une dépense de 20 M$ et une recette d’environ 150 M$. ↩︎
  11. Citation de Coppola : « La façon dont nous avons réalisé Apocalypse Now ressemble à ce qu’étaient les Américains au Vietnam. Nous étions dans la jungle, nous étions trop nombreux, nous avions trop d’argent, trop de matériel et, petit à petit, nous sommes devenus fous ». ↩︎
  12. Eleanor, la femme de Francis Coppola, explique qu’au même moment d’autres réalisateurs étaient affectés par une perte de contrôle similaire : « Nous avons déjeuné avec Bernardo Bertolucci. Il ressemble à Francis : dans ses yeux cernés, son impressionnante énergie avait disparu. (…) Il nous a dit que, après Le Dernier tango, il s’était senti omnipotent. Puis durant le tournage de 1900 il était tombé dans une dépression hypocondriaque qui l’avait forcé à plusieurs reprises à interrompre son travail. (…) Bob Fosse n’avait pas l’air en forme. Les visages de Francis et de Bernardo étaient marqués par leurs dépressions respectives. Woody Allen, quant à lui, avait l’air misérable. Il paraît que Scorsese ne va pas bien. Mais qu’est ce qui leur arrive, à tous ces réalisateurs ? », écrit-elle dans ce même Journal.  ↩︎
  13. Chanson du groupe The Doors↩︎
  14. Il a abandonné ce projet, trop risqué et trop coûteux, pour tourner Citizen Kane↩︎
  15. John Milius est resté scénariste jusqu’au bout, malgré les nombreuses modifications décidées par Coppola. ↩︎
  16. Version influencée par le film de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu (1972), et des recherches sur le chef mongol Gengis Khan. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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