Le Procès (Orson Welles, 1962)

Nous sommes affectés par une culpabilité originelle, irréparable, qui ne peut être ni compensée, ni sanctionnée
On ne peut pas dire que Joseph K1 n’ait pas de nom, même si son nom est réduit à une seule lettre, l’initiale du nom de Kafka, son inventeur. Son prénom Joseph est assez banal, mais le situe quand même dans une certaine généalogie2 sur laquelle on ne nous dit rien. On ignore tout de son père et de sa mère3, mais il a une famille, un oncle (Max), une cousine (Irmie), qui ne sont pas anonymes non plus, bien qu’on ignore s’ils partagent son patronyme. Encore célibataire à l’âge de 30 ans, il vit solitairement dans un petit appartement meublé, ce qui ne l’empêche pas d’avoir des désirs sexuels puisqu’il fréquente une prostituée, Elsa, semble attiré par les (jeunes) femmes qu’il rencontre et poursuivi par les petites filles. Dans la banque où il travaille, il semble avoir un semblant d’autorité sur ses subalternes, mais ce n’est qu’une impression, une illusion, car il est totalement dépendant de ses chefs. Le film (comme le livre) commence frontalement par la question de la culpabilité. Joseph reconnait sans difficulté l’avoir toujours ressentie, sans qu’elle soit liée à des événements particuliers, circonstanciels. Il ne conteste pas qu’il soit coupable, et pourtant il se dit aussi innocent. Innocence et culpabilité semblent être dans son esprit deux notions distinctes, en contraste l’une avec l’autre, mais sans s’opposer. Dans son discours devant le Tribunal, il dénonce la machinerie bureaucratique sans réellement prendre position sur le fond.
Il est permis d’interpréter le film en partant de sa fin, puisque, paraît-il, c’est par là que Kafka en aurait commencé la rédaction. Dans son texte, Joseph K est tué au couteau par deux sbires, les mêmes qui l’avaient interpellé au commencement du roman. L’histoire est circulaire, sa fin est connue d’avance. Orson Welles a conservé la séquence des couteaux, mais il a préféré terminer son film par une énorme explosion provoquée par un bâton de dynamite. Le meurtre n’est pas un geste de deux bourreaux que Joseph K aurait éventuellement pu interrompre ou tenter d’interrompre soit pour se sauver, soit pour se suicider (ce qu’il n’a pas fait), c’est un geste de fin du monde marqué par la fatalité, une auto-destruction de la société. Dans la perspective de Welles, Joseph K l’accueille par un éclat de rire – une façon de s’affirmer comme individu, de reprendre le contrôle de la situation. Ce Joseph K proclame sa subjectivité face au jugement comme face à l’avocat, tandis que le Joseph K de Kafka se laisse transpercer et disparait dans la tristesse, la mélancolie, la honte. Le premier choisit la révolte, tandis que le second aura vécu toute cette affaire au présent, sans réelle stratégie de défense, et se sera révélé soumis, impuissant, désorganisé, déconstruit, jusqu’à la fin. Cette distorsion révèle les différences de personnalité entre Orson Welles et Franz Kafka. Elle renvoie aussi à deux perspectives différentes : un appel à la loi (une autre loi, si possible universelle) pour l’un; un scepticisme devant la possibilité d’une loi (qu’elle soit singulière ou universelle) pour l’autre. L’un envisage que le monde puisse être réparé, et l’autre non. L’un pense qu’en faisant confiance à l’avocat, l’autre client, Block, fait fausse route, tandis que l’autre pense qu’il n’y a pas de troisième voie, la seule alternative se situe entre la position de Block ou la mort. Joseph K ne choisit même pas, puisque la mort était assurée dès le départ.
Joseph K, dit le texte, n’a rien fait de mal. Certains disent qu’il n’a rien fait de bien non plus, ce qui pourrait justifier sa condamnation. Mais la question n’est pas là, sa culpabilité se situe non pas au-delà du bien et du mal, mais en-deçà. Il est déjà coupable, avant même d’être confronté à la morale, à l’éthique, à la loi sociale, et rien ne peut compenser cette culpabilité-là, car elle est liée à son existence même, à son être. Il n’a remercié personne pour parler sa langue, pour être vivant, désirant, actif, humain, pour voir chaque jour le soleil se lever et se coucher. Tout cela n’a pas été instauré par la loi des hommes mais par une force inconnue, une archi-forcequi exige de lui qu’il continue à vivre, ce qu’il fait effectivement en se souciant de Mle Bürstner4 le jour même de son arrestation, en répondant aux avances de la belle Léni (infirmière de l’avocat)5 et à celles de Hilda au Tribunal, en décidant d’aller voir Elsa, la prostituée (que Welles confond avec Mle Bürstner) et en se révoltant contre l’avocat lui-même. Cette force, c’est sa loi singulière, écrite nulle part, qu’il ne peut pas faire autrement que de respecter. Respecter cette loi-là (qui n’est pas celle de la société) ne l’innocente pas, au contraire; plus il la respecte, plus il est coupable. Pour continuer à vivre, il faut qu’il reste coupable.
« Dois-je montrer maintenant que je n’ai rien appris au cours d’une année de procès ? Dois-je partir comme un imbécile qui n’a jamais rien pu comprendre ? Dois-je laisser dire de moi qu’au début du procès je voulais le finir, et qu’à la fin je ne voulais que le recommencer ? »
S’il avait voulu persévérer dans le vivant, il aurait dû recommencer le procès (indéfiniment), mais il n’en était plus capable. Dès lors qu’il ne croit plus à l’archi-force (c’est-à-dire au désir), dès lors que le procès lui semble aussi incompréhensible qu’inutile, il ne franchit plus les portes de sa loi (la sienne). La loi générale, universelle (celle qui est appelée par Orson Welles) ne lui servant à rien, il n’argumente même pas, il ne peut que mourir.
(Derniers mots du livre de Kafka) : Mais l’un des deux messieurs venait de le saisir à la gorge ; l’autre lui enfonça le couteau dans le cœur et l’y retourna par deux fois. Les yeux mourants, K. vit encore les deux messieurs penchés tout près de son visage qui observaient le dénouement joue contre joue. « Comme un chien ! » dit-il, et c’était comme si la honte dût lui survivre.
Dans sa Lettre au Père, Kafka écrit : « J’avais gagné en échange une infinie culpabilité (en souvenir de cette infinité, j’ai écrit fort justement au sujet de quelqu’un : Il craint que la honte ne lui survive) ». S’il avait vécu, il aurait vécu dans la honte – une sur-vie peut-être acceptable pour lui, mais pas pour la société.
Orson Welles a choisi d’être lui-même interprète de l’avocat Albert Hastler, un personnage autoritaire qui fait partie intégrante de la grande machine bureaucratique. « Je joue le rôle de l’avocat et j’ai réalisé ce film. Mon nom est Orson Welles » dit-il de sa propre voix6 pour clore le film, à la place du générique. En tant que metteur en scène et narrateur, il occupe, comme l’avocat, une position de pouvoir. Aux côtés des dirigeants de la banque et des juges, il fait étalage de sa toute-puissance et humilie ses clients. C’est le représentant de la loi universelle à laquelle Joseph K ne peut pas croire. Celui-ci a plus d’une raison pour s’en débarrasser. Premièrement, il lui a été présenté par son oncle, ce qui le rend suspect. Deuxièmement, il n’est pas sûr qu’il ait envie d’être défendu, car il n’ignore pas que la culpabilité est sa condition de survie. Troisièmement, l’avocat ne fait rien. Quatrièmement, l’avocat est corrompu, ses liens sont plus étroits avec le procureur qu’avec ses clients. Cinquièmement, son infirmière a plus de présence, elle est plus attirante que lui. Ce qui apparaît comme une désinvolture à l’égard du procès n’est qu’une incrédulité. Ne pouvant pas croire en une loi qui n’est pas la sienne, Joseph K ne franchit pas la porte; mais si cette loi était la sienne, ce ne serait pas la loi. L’absurdité, l’irrationalité, l’inconséquence du procès, prend acte de cette injonction paradoxale. En multipliant les espaces clos, les portes, les seuils, les espaces contigus, labyrinthiques, les murs, les pièces minuscules, étouffantes ou au contraire gigantesques, Welles donne forme à cette injonction.
On dit que ce film est un grand classique, qu’il occupe une place inégalée dans l’histoire du cinéma. Il en va de même de la culpabilité dans l’histoire de l’humain, de chaque personne. Il est inutile d’en trouver les causes, les origines, les raisons. Sans cette conséquence du don gratuit qui nous est fait, nous n’aurions aucune place dans aucun milieu, aucun environnement. La société prétend avoir trouvé une parade, pouvoir réparer cette situation. Si la culpabilité avait une cause, si la faute pouvait être punie, si une échelle de sanctions valable pour tous pouvait être mise en place, alors la culpabilité originelle, l’archi-culpabilité serait supportable. Joseph K étant incapable d’entrer dans ce système de valeurs ne peut que subir la sanction ultime, la peine de mort.
- Interprété par Anthony Perkins, deux ans après qu’il ait interprété Norman Bates dans Psychose, d’Alfred Hitchcock. ↩︎
- Le Joseph de la bible est vendu par ses frères. ↩︎
- Kafka avait commencé à rédiger une « visite à la mère » qui n’est pas intégrée dans le livre. Solitaire, presque aveugle, elle était délaissée par Joseph. ↩︎
- Interprétée par Jeanne Moreau. ↩︎
- Interprétée par Romy Schneider. ↩︎
- Il semble que la voix d’Orrson Welles aurait doublé entre onze et quinze personnages, selon les sources. ↩︎