Déprise féministe, imprévisible

Non-violente ou pas, la déprise féministe est un combat dont les termes et les résultats sont imprévisibles

Peut-être faut-il d’abord s’entendre sur les termes. Dans son combat pour les femmes, le féminisme se confronte au patriarcat. Je ne conteste pas ce terme, mais je préfère dans mes textes utiliser le mot de phallogocentrisme forgé par Jacques Derrida. Entre les deux notions, la relation est étroite, mais les champs évoqués ne sont pas les mêmes. Le mot phallogocentrisme évoque trois types d’emprise : masculine, phallique et aussi celle du logos, dont on oublie parfois la place centrale. Avec le patriarcat, ce ne sont pas seulement les hommes qui prévalent dans le discours, c’est aussi un mode de pensée linéaire, logocentrique. J’avance ici un autre choix de vocabulaire : emprise plutôt que domination. De même que phallogocentrisme est plus large que patriarcatemprise est plus large que domination. Il y a de l’emprise non-violente, de l’emprise psychologique, de l’emprise volontaire, etc. Toutes les formes de servitude volontaire y sont incluses. Le phallogocentrisme ne structure pas que les relations entre genres, il affecte le langage, les modes de raisonnement, les logiques. S’en déprendre n’est pas une mince affaire. Il ne saurait y avoir une méthode unique, un but unique. Selon les désirs, les positionnements, les intentions, le phallogocentrisme ne sera pas questionné de la même façon, d’autres effets résulteront de ce questionnement. 

Prenons le cas de quelques films réalisés par des femmes, qu’on peut qualifier de féministesWanda, de Barbara Loden (1970) est le plus connu. Wanda n’a pas à se déprendre du système car elle ne s’y est jamais inscrite. Elle ne cherche pas non plus à combattre car elle est exclue par son mari et toute sa famille – y compris (semble-t-il) ses enfants (mais ce n’est pas sûr) et n’a pas d’autre choix que de prendre acte d’une situation et de s’en aller, partir. Le plus singulier chez elle, le plus incompréhensible, est qu’elle n’a aucun but, aucun plan, aucune stratégie. Elle accepte la domination patriarcale de M. Dennis, mais ne se soucie pas de définir une autre ligne, un autre chemin. Le film est une expression radicale de la crise du logos. Il se termine sans horizon, sans proposition – et cela ne le rend pas moins féministe. L’objectif de Marie dans La Fiancée du Pirate(Nelly Kaplan, 1969) est différent. C’est une femme qui réfléchit, qui raisonne, qui a défini une stratégie et s’y tient : asservir les hommes par le désir, les déposséder, les ridiculiser, pour s’en aller, elle aussi, avec dignité. Elle lutte efficacement contre la domination phallique en instrumentalisant le désir masculin et en s’appropriant le logos. Après avoir montré sa supériorité, la femme triomphante s’en va seule, sur une route bien tracée. C’est aussi du féminisme, mais dans une toute autre articulation. L’autre cas avéré historiquement est celui d’Ada Lovelace, qui ne renonce pas au logos, au contraire, elle pousse la maîtrise encore plus loin. Dans Conceiving Ada (Lynn Hershman-Leeson, 1997), Ada Lovelace, célèbre aristocrate anglaise, surpasse son maître en inventant ce qu’on a l’habitude d’appeler le premier ordinateur. Elle avait, dès les années 1840, anticipé à sa façon les prodigieux développements actuels. Elle a saisi sa liberté sexuelle, son droit à dépenser son argent comme elle le voulait, mais la question du patriarcat n’était pas encore posée comme telle. L’articulation est encore différente dans le film Morvern Callar, de Lynne Ramsay (2002). La jeune femme choisit de s’approprier l’œuvre de son compagnon suicidé. Elle prend le pouvoir sur l’homme mort et part en vacances avec une amie. Le retrait du patriarcat prend la forme du plaisir, de la jouissance. Après tout, pourquoi ne pas s’emparer de l’argent qu’il a laissé ? Il y a du cynisme dans sa logique, mais aussi une certaine rigueur. Du point de vue de la société, son comportement est sordide, honteux, c’est une trahison, mais du point de vue féministe, la ruse est au service de l’émancipation. Dans sa déprise, Morvern prend sa revanche sur une enfance gâchée. Elle se sert du logos sans le mettre en question. On trouve un détour analogue par le plaisir dans Chronology of Water (Kristen Stewart, 2025). L’élément liquide est un refuge, le lieu instable où le père incestueux ne peut pas la suivre. C’est le chemin qu’elle choisit pour entrer dans l’université où paradoxalement (car le monde universitaire se veut rigoureux, scientifique) elle découvre l’écriture, un lieu de pensée où elle peut s’exprimer sans se soumettre à la logique courante. En dirigeant son énergie vers la création littéraire, en inventant un mode d’écriture fragmenté, non linéaire, elle se débarrasse d’un certain patriarcat qui fonctionne par domination, injonction. Sa voie tortueuse la reconduit vers une réussite sociale, un autre mode de conjugalité, hétéro ou homosexuelle. Dans le phallogocentrisme, elle a brisé le phallique et réaménagé le logos.

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