Le Rien = l’éthique même

Il arrive que le « Rien » survienne comme trace de gratuité absolue, inconditionnelle : l’éthique même

On trouve dans de nombreux films une allusion, directe ou indirecte, ou un renvoi à ce que je nomme ici le « Rien ». Ce « Rien »-là n’est ni le résultat d’une destruction ou d’une violence qui aurait conduit à la disparition d’une chose ou d’un monde, ni une inexistence du type « Néant », nommant ce qui n’a pas de substance, ou n’est jamais advenu. C’est une effectivité, un point dans l’espace où nous sommes ou dans le discours que nous habitons, qui suscite en nous un attrait, un appel, pour une raison indéterminée mais liée à cette dimension concrète et abstraite, ni abstraite ni concrète, qui fait que ce point intéresse, justement, parce qu’il ne détermine « rien ». Il n’est pas possible de donner une définition générale de ce point, mais on peut expliciter ce dont il s’agit dans telle situation, dans telle occasion, sous tel angle, dont celui que j’ai choisi de privilégier : l’éthique. Et puisque nous parlons cinéma, c’est dans tel ou tel film, pris individuellement, que nous allons le rechercher.

Je choisis pour commencer le film d’Ingmar Bergman, Persona (1966), dont le mot « Rien » est le point final, l’aboutissement. Il y a plus d’une interprétation du « Rien » dans ce film dont certaines sont mentionnées dans mon analyse à laquelle je renvoie. J’en avance ici une en plus, en supplément, axée sur l’éthique de la gratuité absolue. Elisabeth Vogler ne veut plus ni jouer à l’actrice, ni jouer à la mère, ni jouer à l’épouse, ni jouer à la malade, ni même être Liv Ullmann filmée dans un film de Bergman (l’image brûlée dans la pellicule). En restant silencieuse, elle refuse tous ces rôles que la société lui propose. Finalement que lui reste-t-il ? « Rien », mais ce n’est pas n’importe quel rien, ce n’est pas un « Rien » exclusivement négatif. Ce « Rien »-là est une force, une puissance d’agir capable de la libérer de tous les engagements, toutes les causalités, toutes les déterminations qui rendaient son existence invivable, insoutenable. Ce « Rien » est pour elle – comme pour Bergman lui-même d’après ce qu’il a raconté – une condition de survie dans l’après du film, son au-delà. C’est le point dont il faut partir pour franchir un pas qui, avant lui, était inimaginable.

Un autre grand film sur le « Rien » est le Cheval de Turin de Béla Tarr, (2011). C’est le dernier film de ce réalisateur, non par hasard ou pour des raisons circonstancielles, mais parce qu’il en a décidé ainsi. Il a choisi d’en finir avec sa carrière et avec ce film par un « Rien » final, comme dans Persona, un « Rien » qui n’ouvre à rien dans le film, mais peut-être beaucoup à l’issue du film (au-delà, en-deçà). Il s’agit de deux personnages, le père et la fille, dont les conditions de vie sont progressivement anéanties. Tout ce qui faisait leur vie quotidienne se restreint de plus en plus, jusqu’à s’effacer complètement. Sans doute avaient-ils une vie dure et peut-etre insensée, mais pas au point d’en finir de cette façon-là, pas au point de suivre le chemin de Friedrich Nietzsche par lequel le film commence, quand il prend la défense d’un cheval persécuté, battu dans une rue de Turin (c’est le titre du film), au point de devenir fou. Il n’y a ni destruction violente, ni apocalypse, mais retrait progressif des humain, des choses et de toute rationalité. Tout se passe comme si ce retrait était la seule façon d’ouvrir la possibilité, dans un avenir inconnu et indéterminé, d’autre chose sur lequel il ne veut encore rien dire. D’un avenir non prévisible, il n’y a rien à dire.

Même quand le « Rien » n’est ni nommé ni capable de parler en son nom propre comme il le fait dans L’Éloge du Rien (Boris Mitic, 2017), il peut opérer comme ouverture d’un inconnu, d’un impossible sur lequel on n’a aucune précision. Dans Invasion (Hugo Santiago, 1969), on ne sait pas pour quoi les résistants se battent, mais justement, ils sont d’autant plus déterminés que rien n’est précisé dans leur combat. Les deux films de Todd Phillips sur Joker aboutissent à une « folie à deux » dans laquelle Arthur Fleck, l’homme-rien, est sacrifié. En tant que personne, il sera rapidement oublié, mais pas le « Rien » qu’il incarne. Dans L’année dernière à Marienbad (Alain Resnais, 1961), tout laisse à penser qu’il ne s’est rien passé l’année dernière, et c’est ce « Rien » élevé au carré qui, en invitant le spectateur à lui inventer un avenir comme un passé, rend le film aussi fascinant. On pourrait encore ajouter à la liste, par exemple, La belle Noiseuse (Jacques Rivette, 1991) ou Passion (Jean-Luc Godard, 1982), mais je ne résiste pas à l’envie de citer Le Chant des Oiseaux (Albert Serra, 2008) pour l’analyser un peu plus en détail. Il s’agit des Mages sur le chemin de Jésus, devant lequel ils se prosterneront quelques jours après sa naissance. Le film accepte la légende selon laquelle ils sont trois et ils sont rois, bien que ces éléments, qui ne figurent pas dans l’Évangile de Matthieu, aient été inventés quelques siècles plus tard. Les Mages ignorent qui est Jésus, n’ont aucune idée de sa théologie ni de son avenir, ne restent que quelques jours auprès de lui, ne participent pas à son culte, sont étrangers à sa future église et n’ont peut-être aucune religion d’aucune sorte (ce sont des astrologues). La fin du film les montre engagés dans une discussion dont on ne saura rien. Ils viennent du dehors, n’ont aucune raison de participer à cet épisode et s’arrangent pour qu’on ne puisse dire d’eux rien de précis ni de personnel. La tradition chrétienne a recouvert ce multiple « Rien » d’une prolifération d’histoires plus ou moins édifiantes afin de cacher leur véritable statut : rendre le récit aussi ouvert que possible en en supprimant presque tous les détails. Le film d’Albert Serra remplit à la perfection ce programme. Le désintéressement des Mages, c’est l’éthique même.

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