Monde hors-fondement

Je sombre dans un monde qui a perdu ses fondements

CITATION : « Avec toutes les prémisses que la fin de la guerre froide nous a léguées, là où ladite mondialisation est plus inégalitaire et violente, donc plus alléguée et moins mondiale que jamais, là où il n’y a pas le monde, là où nous sommes, nous, sans monde, weltlos, là où nous ne formons un monde que sur ce fond de non-monde, là où il n’y a ni monde ni même cette pauvreté-en-monde que Heidegger prête aux animaux (qui seraient, selon lui, weltarm), en cet abîme du sans-monde où, sans support, et à la condition de cette absence de soutien, de fond, de sol et de fondement, c’est comme si l’un portait l’autre, comme si je me sentais, sans support et sans hypothèse, porté par l’autre et porté vers l’autre, là où, comme le dit Celan, Die Welt ist fort, ich muss dich tragen, le monde s’en va, le monde disparaît, il me faut te porter, là où il n’y aurait plus de monde, pas encore le monde, là où le monde s’éloignerait, perdu au loin, encore à venir, (…) » (Jack Y. Deel, Voyous, p213).

a) Flow (Gints Zilbalodis, 2024). C’est l’histoire d’un petit chat entraîné dans un déluge. Il pleut, il pleut, il pleut, la terre ferme disparaît sous les eaux. Obligé de nager (ce qu’il déteste), il trouve refuge dans un bateau où d’autres animaux aussi paumés que lui essaient de survivre. En assistant à leur errance, nous spectateurs humains, nous sommes entraînés dans le même mouvement. Il n’y a plus ni frontières, ni ressources, ni habitat, ni règles du jeu, ni compagnons, nous n’avons plus l’usage ni l’appui de la parole ou du raisonnement. Comme eux, nous avons perdu nos repères, il n’y a plus de monde qui vaille. Nous nous accrochons aux vivants qui nous environnent, sans pouvoir rien préparer, sans avoir aucune indication sur ce qui pourrait advenir. C’est pourtant là, vers ce que nous ignorons, que je dois te porter, toi.

b) Le désert rouge (Michelangelo Antonioni, 1964). Giuliana est la femme d’un ingénieur chimiste, patron de l’usine pétrochimique de Ravenne, mère d’un jeune garçon, elle ne manque de rien, ne demande rien, et pourtant semble exilée dans ce monde où elle est étrangère. Voici ce qu’elle dit : « Tout est trop solide ici, trop bien organisé, trop plein, il n’y a pas un seul endroit, pas un seul petit coin où je pourrais me réfugier, trouver une place. Je n’ai pas abandonné tout de suite, j’ai essayé de trouver des solutions, par exemple cette boutique où je pourrais vendre des objets d’art, mais même ici je ne suis pas à ma place, je ne sais pas comment je pourrais la décorer, la rendre un peu chaleureuse, l’humaniser. Il faudrait que la chaleur vienne de quelque part, qu’elle arrive jusqu’à moi pour que je puisse la rendre, la diffuser, mais la source a disparu. D’autres sont éclairés, mais je reste dans l’obscurité. »

c) Civil War (Alex Garland, 2024). Depuis toujours, Jessie Cullen rêvait d’être photo-reporter, et voici que l’occasion se présente. Elle rencontre un groupe de journalistes qui traversent la ligne de front dans la guerre civile qui a lieu aux USA. Elle réussit à se faire admettre, à les accompagner, et voici ce qu’elle dit : « Ça bouge sans arrêt autour de moi, il y a toujours du mouvement, des combats, de la violence, des morts, je fais attention à tout voir, ne rien perdre, j’attends le bon moment, le bon cadrage, et voilà, c’est le bon moment, je mets la photo en boîte, je suis sûre que c’est celle qu’il fallait prendre. Il me semble que je devrais être satisfaite, heureuse, que je devrais tout faire pour montrer cette photo, pour témoigner, mais il y a quelque chose qui ne va pas, je le garde, je n’arrive pas à m’en débarrasser, elle colle à moi. Il faudrait, pour qu’elle se détache, que j’arrive à faire sens avec, mais je n’y arrive pas. Si cette guerre n’a aucun sens, alors mes photographies non plus, et moi non plus. »

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