Marx peut attendre (Marco Bellocchio, 2021)

Le visage aveugle de la mère

Le suicide est un événement avec lequel on (l’autre) ne peut jamais faire la paix

Le film est une évocation de Camillo, frère jumeau de Marco Bellocchio, qui s’est suicidé en 1968, à l’âge de 29 ans. En 20161, presque cinquante ans plus tard, un repas familial est organisé. Sur les huit frères et soeurs, il en reste cinq : Piergiorgio l’intellectuel, critique littéraire et figure de l’extrême-gauche, Alberto l’écrivain, Marialuisa et Letizia, les deux soeurs, et Marco lui-même, le réalisateur. Les deux enfants de Marco, Elena et Piergiorgio, apparaissent à l’image mais ne disent rien. Parmi ses frères morts il y a Paulo, handicapé mental, qui partageait sa chambre avec Camillo, et Tonino, dont l’épouse encore vivante parle à la place. Le titre du film vient d’une déclaration de Camillo à Marco : si Marx peut attendre, c’est parce que, sollicité pour prendre des engagements politiques et sociaux, Camillo a répondu que ses problèmes personnels étaient prioritaires. Quels problèmes ? Quelles furent les motivations de son suicide ? C’est l’interrogation du film. Les uns et les autres avancent des hypothèses, mais aucun ne propose d’explication convaincante. Peut-être Camillo ne savait pas quoi faire de sa vie, sa position de directeur d’un club sportif ne lui suffisant pas. Quelques années plus tôt, il avait écrit à son frère jumeau qu’il aurait aimé, lui aussi, faire du cinéma, mais Marco n’avait pas répondu. Peut-être y avait-il aussi d’autres motivations qu’on ignore, par exemple sentimentales, mais la sœur de la petite amie de l’époque n’y croit pas. Il a, comme on dit, emporté son mystère dans la tombe, et il reste un ange, une énigme.

Camillo est présenté comme le personnage principal, mais le film est aussi (surtout) une autobiographie du réalisateur, Marco Bellocchio2. L’enjeu n’est pas mince : c’est son rapport à la religion, à la famille, au cinéma – car il se pourrait que le cinéma ait remplacé la famille et la religion. Il y a parmi ses ouvrages des films explicitement autobiographiques : Sorelle (2006) sur ses soeurs, Sorelle Mai (2010) sur sa fille. D’autres films évoquent indirectement les questions familiales : Les poings dans les poches (1965), Le Saut dans le vide (1980) et Le sourire de ma mère (2002). Bellocchio insère des extraits dans le documentaire, comme si depuis la mort de Camillo, il n’avait cessé de demander pardon. Un curé confirme cette impression : l’écran ressemble à la cloison du confessionnal. Par cette médiation, Marco Bellocchio cherche à réparer ses fautes. C’est si sincère, si efficace, que le prêtre est tenté de lui donner l’absolution. On peut généraliser ce sentiment à tout spectateur : donner l’absolution, ce serait l’essence du cinéma3son essence même.

On dit que c’est toujours l’autre qui meurt. Il en va ainsi pour le suicide : c’est toujours l’autre qui sacrifie sa vie. La fratrie a été surprise par cette altérité. Ils avaient peu de relations entre eux. Chacun vivait de son côté et s’est trouvé d’un coup précipité dans un drame familial auquel il se croyait étranger. Ils sont forcés de partager cette tragédie dont ils ignorent les sources. Sans savoir vraiment de quoi, ils se sentent coupables. À la fois éloignés et proches de leur frère, ils n’ont rien vu. Cette question du voir, essentielle pour un cinéaste, est accentuée par le fait que leur mère était aveugle. Marco Bellocchio choisit de montrer cette cécité d’emblée, dès le début du film, par une photographie de sa mère aux yeux clos, suivie par une séquence de femme aveugle empruntée à l’un de ses films. Le père étant mort jeune, les enfants ont intégré cet aveuglement dans leur vie quotidienne. Leur manque d’empathie, d’attention, d’identification les uns pour les autres était-il lié à cette situation ? Ιl faudrait plus d’un psychanalyste pour l’expliciter. Quand ils ont commencé à interroger la mort de Camillo, c’était trop tard. Le suicide est un acte absolu, irréversible, qui interdit toute compensation, toute réparation ultérieure4

À la fin du film, le Marco actuel se rapproche du spectre du jeune Camillo. Ils sont juxtaposés, mais aujourd’hui comme hier, la rencontre est impossible – aussi impossible qu’une rencontre entre la vie et la mort. Seul le cinéma peut tenter cette expérience.

  1. La famille de Marco Bellocchio, dans toutes ses générations, a été réunie pour ce repas le 16 décembre 2016. Le film commencé à cette occasion a été montré à Cannes en 2021. Il n’est sorti sur les écrans français qu’en 2023, en même temps que L’Enlèvement, comme si les distributeurs redoutaient que, seul, il n’attire pas l’attention du public. ↩︎
  2. Le film entre dans la série des films autobiographiques de cinéastes faisant le point sur eux-mêmes : The Fabelmans (Steven Spielberg, 2022), Empire of Light (Sam Mendes, 2022), Armageddon Time (James Gray, 2022), Un avenir radieux (Nanni Moretti, 2023), et même Aucun ours (Jafar Panahi, 2022). ↩︎
  3. On retrouve à peu près l’équivalent dans Un avenir radieux, film de Nanni Moretti de 2023 sorti la même année en France. Ces cinéastes engagés à gauche ne renoncent pas à leur engagement, mais ils le relativisent en le contextualisant. En 2023, c’est devenu une sorte de nostalgie douloureuse, une source de regret, de mélancolie et de culpabilité. ↩︎
  4. Pour cette raison, il est condamné par les religions. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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