Le Grand Tour (Miguel Gomes, 2024)
Fuir par le voyage ouvre sur une extériorité factice : parodie du tourisme filmé, circularité, plaisir du pastiche, répétition de soi qui mène à l’effacement
Fuir par le voyage ouvre sur une extériorité factice : parodie du tourisme filmé, circularité, plaisir du pastiche, répétition de soi qui mène à l’effacement
On ne peut valoriser « ce que je suis », la fiction identitaire du soi-même, que par une mystique de la reconnaissance de soi par autrui
De la présence au spectre, il faut payer le prix du passage
Fini de jouer! Sans chez soi ni extériorité, sans passé ni avenir, plus rien ne protège de la cruauté du monde
Il faut, pour sauver le cycle répétitif de la vie, abolir tout événement qui viendrait le perturber, au risque de déclencher un événement plus grave encore, plus destructeur encore
Il faut, pour construire un récit national, faire parler les traces – qui heureusement résistent, gardent leurs secrets
Quand un corps étranger, digne d’amour, dangereux, fait irruption, il faut restaurer l’unité, neutraliser la scission par l’addiction, la mort
Il y a en moi une violence élémentaire, incontrôlable, qui me fait haïr le lieu où j’habite, ma famille; ne pouvant y échapper, je n’ai pas d’autre choix que le meurtre
Une force inconnue, difficilement descriptible, confère à certains actes de certaines personnes une extériorité unique, une capacité à se distinguer du commun, à faire événement
Là où j’ai vécu, je ne suis plus chez moi, un cycle de vie s’épuise, du nouveau arrive de l’extérieur et s’impose à moi
En-deçà du désir d’amour usuel, rassurant, un autre amour pourrait faire irruption : archaïque, dangereux, effrayant, catastrophique, et pire encore : aussi vide que la mort
Enfermement et décrépitude sont indissociables; avec la clôture des frontières, toujours plus impérieuse, la déchéance ne peut que faire retour.
Chaque jour ton corps change, tu es la même personne sans l’être et tu peux te réveiller tout·e autre.
Au cinéma, la présence des morts est illimitée : on ne peut que les sacrifier, dissimuler leur présence sous d’autres films, toujours plus.
Il n’y a dans le monde que des marionnettes identiques à la voix identique, sauf dans un moment d’exception, unique, déstabilisant, irrépétable.
Seul un autre peut dire, à la place du « je » souverain : « Moi, je suis mort ».
Par-delà la vengeance, la destruction des corps, des croyances et des superstitions ennemis, s’ouvre un avenir sans ressentiment ni compensation, sans désir de puissance, ni viril ni phallique.
Il aura fallu, pour entendre le secret dont l’autre témoigne, en passer par un « Je suis mort »
En photographiant ceux qu’on aime, on les tue, et ce meurtre déclenche une cascade de culpabilité, de folie et de mort
La poésie qui reste, c’est le don d’une page vierge où écrire son secret
L’archi-amour, genre d’amour dont il est impossible de faire son deuil, est plus réel, plus crédible encore que la réalité
À travers ses manifestes, l’art en personne déclare : « Sauf l’art, rien ne peut être sauvé »
Entre une vie, un récit, une fiction, les bordures sont vivantes : incertaines, changeantes, imprévisibles.
Pour quiconque, il peut arriver qu’une décision souveraine, inconditionnelle, invite à la mutation, la transformation, l’hybridation.
Une hétérobiographie où, autour du secret préservé de l’autre, prolifèrent les autobiographies.
Aucun mur, aucune indifférence, aucun déni, aucune stratégie d’évitement, ne peut empêcher la contamination par la cruauté, le meurtre de masse.
Un Christ déjà mort, sacrifié avant même sa naissance, anéantit l’avenir.
Par les brèches de la famille, les fissures de la communauté, s’insinue une extériorité irréductible.
Je suis double mais l’autre en moi, mon jumeau, est déjà mort » – un dédoublement qui ne franchit pas la limite du « deux.
L’ange vivant de la mort appelle le photographe, il lui donne accès à un monde sans deuil, ni devoir, ni dette.
La fille a le droit de se libérer d’une exigence inconditionnelle, absolue, à laquelle le père ne peut pas se soustraire.
Les traces des civilisations disparues appellent un deuil inarrêtable, une hantise infinie, qu’aucun savoir ne peut effacer.
Où le cycle de la dette est corrompu, ruiné, asservi aux commerces de la drogue et du cinéma.
La collision de mondes clos n’ouvre ni avenir, ni survie.
Pour ouvrir un autre monde, à venir, il ne faut pas reproduire ce monde-ci.
Malgré les échecs, les refus, les démentis, persiste une confiance mystérieuse en l’autre.
Un frère mort, disparu, peut gouverner une vie et aussi induire une pensée spectrale, supplémentaire : la déconstruction.
Dans un monde sans salut possible, sans rédemption, sans promesse, sans avenir, il n’y a pas d’extériorité, on ne peut que revenir dans sa cage.
La version hip hop du lien communautaire (Geschlecht), son empoisonnement, sa corruption et sa dislocation.
Complaisamment j’exhibe toutes les facettes de mon image, afin de protéger mon secret.
Tu répondras à l’autre, dans l’irresponsabilité la plus absolue.
Dans leur bulle, inutiles et irrécupérables, les héros de la scène rock sont plus moraux encore que la moralité.
Ne craignez pas les catastrophes, car nous sommes protégés par une immunité quasi-miraculeuse, qui tombe directement du ciel.
Un monde clos dont les bords ne s’étendent qu’au prix d’une étrange et incontrôlable transformation.
Il aura fallu, pour que le fils prenne la place de l’antéchrist, carboniser le père, décapiter les femmes, réduire le logos en cendres.
Quand disparaît la prophétie, l’espoir d’un monde à venir, alors disparaissent avec elle l’accueil de l’autre, l’hospitalité, la fraternité.
En associant le long du fleuve les lieux fragmentés de la dette, de l’économie et de l’échange, on appelle une autre unité, une autre éthique.
Tout autre, derrière l’apparence de normalité, est excessivement singulier, infiniment autre.
Une désagrégation où, dans son opposition chimérique à l’animal, l’humain se déconstruit, jusqu’à la mort d’un enfant
Au vivant inconditionnellement étranger à « notre » monde (l’autiste), on ne peut répondre que par l’exception, elle aussi inconditionnelle : « Je dois te porter ».
« Il faut mourir vivant »dit la photo-reporter, en laissant à d’autres les traces de son parcours, et un film.
Pour résister aux pulsions de mort, de cruauté, il faut la pure gratuité de l’ornement féminin.
Entre l’œuvre, la vie, la mort, il faut que la frontière reste indécise, indéterminée, infranchissable.
L’alcool peut aussi, parfois et sans prévenir, se faire pharmakon.
Pour faire un couple comme pour faire un film, il faut multiplier les deuils, porter les endeuillés.
À tout ce qu’on voulait faire de moi, j’ai acquiescé, mais on ne peut pas m’empêcher de dire « je ».
L’économie du salut, par l’initiative, la compétence et le savoir, venus de l’étranger.
Il suffit d’une goutte de sperme pour que s’efface la fiction d’une appartenance pure, indéniable.
Principe d’hospitalité : « Je voudrais apprendre à vivre, enfin ».
Dans un film-cauchemar, la petite fille se retire après avoir payé le prix des blessures, des cicatrices, des souffrances que les autres se sont infligées.
« Viens! » dit le lieu sans vérité, sans contenu, qui en appelle aux croyances, aux mouvements, sans les déterminer (Khôra).
Dire oui à l’amitié jusqu’à bâtir l’oiseau de bois, au confluent de la combe magique.
Un désir unique, singulier, déclenché par la rencontre improbable, indécise, de deux solitudes.
Perpétuer le deuil comme tel, en jouir, c’est le nier : en s’appropriant les morts, on exerce sur eux pouvoir et souveraineté.
Pour un crime sans borne ni mesure, il n’y a pas d’expiation ni de compensation possible.
D’où reviennent les morts, au-delà de l’être, c’est là qu’il faut aller.
Le défaut absolu d’hospitalité conduit à la folie, au suicide.
Je regarde, depuis ma cachette, ce monde à la veille de sa disparition, puis je passe le témoin à un autre, sans le porter
Je dois, pour sur-vivre, me dépouiller de tout ce qui m’appartenait : identité, culture, personnalité, profession, croyances, etc.
Une virginité toute autre, d’avant toute virginité.
Je renonce à suivre les commandements de la société, du père, pour devenir ce que je respecte vraiment : un nom unique, irremplaçable, et rien d’autre.
« Je suis mort » ne peut se dire que dans une langue toute autre, intraduisible.
Il faut, pour donner au film un poids de pensée, de réel, mettre en scène la non-réponse de l’autre.
Ce film qui se termine par « rien » déclare, au-delà de tous les simulacres, rôles ou jeux sociaux, la valeur incommensurable de ce « rien ».
Une expérience d’hospitalité, même forcée, ça peut conforter le chez soi, faire du bien.
Ce qui reste silencieux ne peut s’écrire que dans une langue étrangère, intraduisible.
Accueillir l’étranger, c’est ce qui peut déclencher la haine la plus insensée, le rejet le plus délirant.
Du seul moment qui compte, la naissance, on ne peut rien dire ni rien se remémorer.