L’amant double (François Ozon, 2017)

« Je suis double mais l’autre en moi, mon jumeau, est déjà mort » – un dédoublement qui ne franchit pas la limite du « deux ».

Tout part, dans cette histoire, du jumeau parasite, cet événement rarissime (une naissance sur 500.000) où un foetus se développe à l’intérieur d’un autre. J’ai un mort en moi, et c’est mon jumeau, pourrait dire Chloé, et elle va rechercher, dans le monde réel, autour d’elle, des événements analogues. D’un côté, ce jumeau n’est pas un double, puisque c’est un autre déjà mort; mais d’un autre côté, Chloé ne peut pas vivre indépendamment de lui, elle s’identifie à lui sans le savoir. A cause de lui, elle ne peut jouir qu’avec Louis, le double sadique de son amant Paul, et d’ailleurs peut-être n’est-ce pas elle qui jouit, mais son jumeau. Et même quand il sera extirpé de son corps, c’est autour de lui que sa vie sera organisée.

Au sens psychanalytique, c’est un film sur le transfert (voir le texte de Richard Abibon reproduit ci-après). Chloé a-t-elle vraiment couché avec son psychanalyste (Paul), s’est-elle vraiment installée avec lui dans un appartement de la tour Montparnasse, ou bien l’a-t-elle inventé, ou rêvé ? Paul a-t-il vraiment un frère jumeau (Louis) ? Celui-ci est-il vraiment une espèce d’obsédé sexuel, pervers et sadique ? On se le demande, on n’en sait trop rien, d’autant moins que le dédoublement se dédouble encore, puisque Chloé est supposée avoir dans son corps sa jumelle, plus une autre soeur, presque jumelle (Sandra), qui aurait connu la même expérience avec les frères (futurs psychanalystes), et qu’en outre sa mère se dédouble elle aussi sous la figure d’une voisine, et que de plus son thérapeute se dédouble lui aussi sous la figure d’une autre thérapeute plus ou moins fictive. Les dédoublements se dédoublent, les identités vacillent et avec elles les incertitudes se multiplient, mais finalement, on arrive à quoi ? Au point de départ, ou à peu près : le double de Chloé frappe à la fenêtre et brise la dérisoire protection de verre qui la protégeait.

On peut s’interroger sur le statut du dédoublement dans ce film. Plus ça se dédouble et plus ça tourne sur soi-même, plus c’est circulaire. La névrose de Chloé ne guérit pas, le refoulé revient par la fenêtre. Le kyste violemment extrait de son ventre par déchirure, y est toujours. Bref on reste dans l’économie (dette – culpabilité – refoulement – etc). Cela pose la question de la place de ce qui opère dans ce film comme structure fantasmatique. S’il me reste étranger, s’il n’est qu’une mise en scène sans possibilité d’identification pour moi, s’il ne vient pas irriguer, comme fantasme d’autrui, mes propres contenus inconscients, alors le film est un échec. Peut-être est-ce cet aveu qui est le plus intéressant dans L’amant double. Il semble que dans ce film, 2 + 2 + 2 + etc., ça fait toujours 2, ça ne fait jamais 4, et encore moins plus de 4, et certainement pas un chiffre impair. Sous cet angle, le film peut être lu comme une allégorie du cinéma. On peut considérer chaque film (même le pire des blockbusters) comme une construction psychique. Un grand nombre de ces constructions sont répétitives et n’apportent aucune transformation : à la sortie du cinéma, on n’est pas différent de ce qu’on était en entrant. Mais cette sorte de stérilité n’empêche pas le film de procurer du plaisir (au contraire). Les sources de plaisir sont multiples. Prenons le cas d’un expert comme Richard Abibon (voir ci-après). Le film est excellent dit-il. Pourquoi? Il en a retiré une satisfaction majeure : avoir pu vérifier à l’identique et sans surprise ses présupposés théoriques. Pour d’autres, qui ignorent la psychanalyse ou qui résistent à ce type de rêve fantastico-délirant, le film apparaît comme un « thriller » (une expérience qui simule, excite, fait frissonner ou tressaillir) ou un collage de citations cinéphiliques. Voir un film qui en dédouble d’autres (Faux-semblants de Cronenberg, Soeurs de sang de Brian de Palma, ou encore Mon vingtième siècle de Ildiko Enyedi, moins connu mais peut-être plus proche), flatte le plaisir du déjà vu et honore l’érudition de l’amateur. Pour ceux-là, le film sera considéré comme « bon », tandis que pour d’autres, qui voient en lui une construction creuse et ampoulée, il sera plutôt source d’ennui (il semble qu’un grand nombre de festivaliers cannois aient fait partie de cette catégorie). Mais est-ce cela l’essentiel?

Posons la question autrement. Y a-t-il dans ce film de l’inconnu, de l’absolument irréductible, de l’ininterprétable ? Y a-t-il dans les personnages ces dimensions secrètes, invues ou insues dont même leurs inventeurs, leurs créateurs ne sont pas conscients ? Ce n’est pas certain. Il se pourrait que ce film, aussi fascinant soit-il, soit réductible à ses interprétations. 

Reproduction d’un message déposé par Richard Abibon, le 10 juin 2016, sur Facebook (une interprétation psychanalytico-phallique).

Excellent film. Je suis étonné que presque personne n’ait compris qu’il s’agissait d’un fantasme, d’un rêve ou d’un délire, peu importe, c’est pareil. Il ne s’agit pas de la réalité d’une histoire dans laquelle s’entrecroiseraient deux couples de jumeaux !

Il n’y a pas deux psy, l’un psychiatre et l’autre « psychanalyste et thérapeute comportemental ». L’auteur sait bien que ces trois intitulés sont incompatibles … comme sont incompatibles le statut de psychanalyste avec celui d’amant. Si Chloé croit lire « thérapie comportementale », c’est que, déjà, elle souhaite passer de la parole au comportement, exactement comme le lui dit Louis au moment de la passer à la casserole. Violemment. Louis est le double incorrect du gentil Paul, non dans la réalité, mais dans le fantasme de Chloé. Elle invente le double de son compagnon qui correspond à son propre double. Comme nous tous : nous avons un double très incorrect que nous refoulons et qui parfois fait retour dans les rêves, les fantasmes, les délires, et les douleurs corporelles. Comme, ici, dans cette douleur ventrale qui ne cède pas.

Un moment j’ai pensé que le rêve finissait après l’opération d’extraction du « jumeau parasite ». Interprétation première : elle sentait confusément qu’elle avait cette jumelle en elle et en a construit toutes ces histoires de jumeaux afin de la symboliser, puisqu’elle n’en avait nulle idée consciente. L’extraction met fin au rêve et à l’illusion. Seconde interprétation : meuh non ! C’est sa perception du « ça », comme chez tout le monde, qu’elle symbolise sous la forme des jumeaux d’abord, de l’enfant parasite ensuite. Le mot « monstre » est souvent proféré : c’est Louis le monstre, puis c’est la jumelle enkystée dans le ventre. C’est aussi le « psychanalyste-thérapeute cognitivo-comportemental », formule en effet tout à fait monstrueuse. C’est tout simplement le « ça », toujours monstrueux, chez tout le monde. D’ailleurs, aussitôt le monstre enlevé, le double de Chloé fait retour de derrière le miroir, en brisant la glace. Elle n’en a pas fini avec lui, pas plus que chacun d’entre nous.

De même, la vieille voisine qui accepte le chat n’est rien d’autre qu’un double de sa mère. Elle n’a aucune réalité.

Ce qu’il y a de monstrueux aussi, c’est de coucher avec son analyste, ou son psychiatre, ou son thérapeute, car c’est un duplicata de l’inceste. Pourtant le désir est là ! C’est de ce désir dont il est question, dont le rêve présente la réalisation. Et comme toujours, il présente d’abord sous la forme du « c’est pas moi, c’est l’autre ». C’est donc le psychiatre, Paul, qui fait part de ses sentiments, en les enrobant dans le délicat emballage de l’éthique. À entendre : il n’est sûrement pas faux qu’il a des sentiments, mais du point de vue de Chloé, ses sentiments à lui ne font que refléter ses sentiments à elle.

J’ai lu sous la plume d’un critique qu’une « patiente » qui couche avec son thérapeute, ça arrive. Il ne va pas plus loin. Bien sûr que ça arrive ! C’est même arrivé à Lacan et ça n’a l’air de scandaliser personne, quand il s’agit de lui, tandis qu’on pousse des hauts cris dès qu’il s’agit de quelqu’un d’autre de moins célèbre. Mais ce qui arrive tout le temps, c’est le fantasme de ce rapport sexuel interdit, et chez les deux partenaires ! Or, s’il y a un truc sur lequel il ne faudrait jamais céder, c’est bien là dessus.

Et effectivement, elle se trouve aussitôt face à l’impasse : si le psychiatre devient son compagnon, elle n’a plus de thérapeute ! Elle doit donc se réinventer un autre officiant pour ses problèmes de ventre, réapparaissant fort opportunément peu après son installation en ménage. Cet autre sera évidemment le même : chez tout thérapeute, il y a un gentil et un méchant, comme dans les dessins animés de Walt Disney, comme il y a un moi et un ça en chacun de nous. Nous avons tous tendance à voir cela chez l’autre plutôt que chez nous. Ça refoule, mais ça fait retour du refoulé, impossible de l’éviter !

Si ça se trouve, tout cela n’est que le rêve, ou la succession des rêves d’une bourgeoise qui s’imagine que son mari est son thérapeute, celui qu’elle n’ose pas aller consulter. À moins qu’elle n’ait imaginé son vrai thérapeute à la place de son mari qui n’a rien à voir avec la psy. Peu importe dans quel sens ça marche : cela nous informe de toute façon sur le double qui sommeille en nous à la façon du Mr Hyde du Dr Jekyll.

Un indice allant dans le sens de cette interprétation onirique. Cela se passe dans le 16ème arrondissement, les appartements sont luxueux et décorés avec goût. Celui de Louis, le méchant, m’a semblé encore plus luxueux. Logique : si le rêve est la réalisation d’un désir, il peut être celui de n’importe qui de n’importe quelle classe sociale qui s’imagine en bourgeoise de la haute. J’ai même lu quelqu’un qui, en plus de se gausser de cet environnement luxueux, se scandalisait des prix pratiqués par le thérapeute. Il n’a même pas remarqué que, si elle paye 75 Euros à Paul, plus tard, elle paie 150 Euros à Louis. Normal : elle paie le double ! Ah ah ! On est dans le symbole, pas dans la saga sociale, ni dans un catalogue des tarifs des psychanalystes.

Deux petits indices supplémentaires. D’abord, Louis s’appelle Delord. Louis d’or, quoi, c’est le prix du fantasme ! Ensuite les voitures sont des Skoda. Elles en jettent, mais ce n’est que la marque low cost de Volkswagen. Les Skodas sont à VW ce que Dacia est à Renault. Autrement dit : attention au semblant ! Tout ce luxe apparent ne pourrait bien n’être qu’illusion.

Alors revenons sur le début du film : Chloé se fait couper les cheveux à la garçonne. Délicate allusion à la castration sous forme directe (ça coupe) et inverse (elle se fait garçon). Après cela, elle nous regarde par en dessous, nous les spectateurs. Façon de nous dire : attention, tout ce que vous allez voir, c’est mon point de vue. C’est dans mon œil que ça se passe. Et ensuite ? Gros plan sur son sexe bardé du métal d’un speculum, chez le gynéco. La fente palpébrale, ornée d’une larme, se substitue bientôt à la fente vaginale, comme dans « L’histoire de l’œil » de Bataille. Interprétation : ce qui manque au sexe féminin, (le phallus) c’est l’œil qui va le lui fournir, c’est-à-dire ce que voit l’œil, le phallus où il n’est pas et, plus largement, le fantasme. Ce retour sur le début nous donne l’ultime interprétation de la fin : cette extraction d’une soi disant jumelle symbolise la castration qui a fait d’elle une femme. Et, par deuxième retour, tous les doubles fantasmatiques ne sont donc rien d’autre que des phallus en ballade.

Au fait, le fantasme de « naissance  » de la jumelle parasite se fait par déchirement du ventre, comme dans la série « Alien »: c’est visiblement un clin d’œil du réalisateur, en confirmation de ce que je dis depuis longtemps de cette série.

Encore un détail rigolo qui me revient après coup : le chat ayant disparu (entendre : le phallus), Louis offre à Chloé une broche d’or à tête de chat. Transparent : il lui rend le phallus, puisqu’il est censé l’avoir. À la fin, on constate que la broche se retrouve sur la robe de la mère de Chloé. Autrement dit, il lui avait offert la chatte de sa mère (le phallus de sa mère), indiquant ce qu’il y a de reproduction de l’inceste dans la transgression professionnelle. Et oui ! Puisque Chloé avait confié le chat à la vieille voisine (substitut maternel), d’où il s’était enfui. Par contre elle garde amoureusement le chat empaillé de sa fille : ça c’est le phallus féminin, resté chez maman et qu’il faut aller récupérer chez elle (à défaut, chez un homme). Un semblant de chat, un semblant de phallus.

En effet, Paul et Chloé achètent d’un commun accord une ceinture-phallus afin qu’elle puisse l’enculer, réalisation du désir illustré en ouverture, celui de se faire garçon. Fantasme assez commun mais dur à s’avouer, ce pourquoi il reste la plupart du temps inconscient. Explicitement, c’est mis en rapport avec la rivalité mortelle des jumeaux : lequel est le plus fort, lequel encule l’autre ? ce n’est qu’une voile mis sur la rivalité féminine la plus universelle, la compétition avec les garçons, la revanche, la vengeance, le phallus récupéré, l’inversion des rôles.

J’ajoute que le film est ponctué de nombreux réveils de Chloé. Si on n’avait pas compris que tout le film est un rêve, cette ponctuation est là pour nous le rappeler. Elle croit se réveiller, mais non, puisqu’il faut qu’elle se réveille encore une fois, et encore une fois, et encore une fois…

Voilà ce qui fait de ce film une œuvre riche (sic) et attachante. Il est étonnant que des gens qui font profession d’explorer la psyché ne s’en soient pas aperçu.

10-juin-17

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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