Auto-déconstruction

Il est des films qui se déconstruisent eux-mêmes

Cher Jack Y. Deel, il me semble qu’on ne peut pas parler de déconstruction sans souligner une ambiguïté dans l’usage du terme, et aussi, et surtout, dans l’acte, dans l’acte même. Je veux dire qu’il existe, selon moi, deux types de déconstruction que je nommerai, pour simplifier et pour être compris, extérieure et intérieure. La déconstruction extérieure est celle qui est opérée par un commentateur, un analyste, un savant. Devant un événement, un texte, un objet, un processus, une institution ou autre chose, par exemple une œuvre, il procède à une analyse, une décomposition, une série de rapprochements et d’oppositions, de mises en relation et de comparaisons qui s’écartent des interprétations courantes, des évidences et des stéréotypes. Le geste est important, il peut conduire à certaines transformations dans le discours ou dans la pensée, mais il reste extrinsèque. C’est ce qui arrive, en général, dans le monde académique. Mais quand il est question de déconstruction intérieure, alors il s’agit d’autre chose. Il arrive que la dynamique soit intrinsèque à l’événement, au texte, à l’objet, au processus, à l’institution ou autre chose, par exemple à l’œuvre; elle se déconstruit, se transforme elle-même. Le rôle du commentateur, de l’analyste ou du savant est différent. La déconstruction ne résulte pas de son intervention, il ne fait qu’en prendre acte.

J’ai trouvé quelques films qui, me semble-t-il, relèvent de la déconstruction intérieure. Commençons par un classique qui appartient à l’ère du film muet, L’homme à la caméra (Dziga Vertov, 1929). Ce film qui se déclare, dès le début, sans intertitres (c’est-à-dire sans paroles), sans scénario, sans décor, sans acteurs, ne cesse d’exhiber ce dont il voudrait se détacher : son décor (la ville d’Odessa), son acteur principal (le caméraman), son scénario (un homme à la caméra circulant dans la ville), et même ses intertitres sous forme de proclamation initiale : « AVERTISSEMENT AUX REGARDEURS : ce film est une expérience de communication cinématique d’événements réels. Sans l’aide d’intertitres, sans l’aide d’un récit, sans l’aide d’un théâtre, ce travail expérimental a pour but la création d’un véritable langage international du cinéma basé sur une séparation absolue à l’égard du langage du théâtre et de la littérature ». Dans le même temps, il affirme la possibilité et l’impossibilité d’un programme de mise en abyme où ce qui s’anime (la ville) ne vit que par l’activité du caméraman, où celui qui filme est filmé filmant, déréalisant ce qu’il filme, où la chose filmée, réduite à quelques points au fond d’une caméra, n’est qu’un montage artificiel. Le film est encore un film, mais il est réduit à ses éléments, à ses subterfuges. Quelle que soit la subtilité de mon commentaire, je n’ai pas besoin de déconstruire ce film, puisqu’il se déconstruit lui-même. Il déploie en son cœur un impossible qui est son efficience même. 

Voici maintenant l’exemple d’un autre film tourné presque un siècle plus tard, American Fiction (Cord Jefferson, 2023). Un écrivain noir, à l’écriture classique et plutôt confidentielle, décide de produire sous un pseudonyme un roman caricatural, une parodie de tous les stéréotypes qu’on attribue habituellement aux Noirs américains. Ce livre obtient un prodigieux succès auprès des lecteurs blancs, qui y trouvent une marque de vérité et d’authenticité. En réalité cette authenticité n’est que le miroir de leurs préjugés. Que nous le voulions ou non, par la dynamique même du film, nous sommes forcés à une autocritique, un questionnement. Et si, en appréciant ce film, je ne faisais moi-même que contribuer à la tendance voyeuriste de l’homme blanc qui contemple les contradictions dans lesquelles les autres sont empêtrés ? Et si l’extraordinaire talent de ce professeur noir qui imite à la perfection la prétendue langue des ghettos démontrait qu’après tout, la couleur de peau n’est pas sans effet sur le génie littéraire ? Je ne sais plus quoi penser, le film entretient et détruit les préjugés. Il réfute ce qu’il démontre.

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