Nous habitons tous le fantasme du « Je suis mort »
« Je suis mort » est une expression aussi paradoxale que, par exemple, « Je mens ». Si la phrase est vraie, alors je ne peux ni parler, ni dire la vérité; et si la phrase est fausse, alors je peux m’exprimer, mais la phrase se contredit. Je ne peux pas en même temps affirmer ma mort et être assez vivant pour l’affirmer. C’est indéniable, incontestable, et pourtant chaque jour, à chaque instant, je suis pris dans une tension, un paradoxe. Je ne parle pas seulement de connaissance, de savoir (Je sais que je vais mourir un jour) car ce savoir-là reste abstrait, imperceptible, dépourvu d’émotion. Je parle d’autres expressions de la mort plus tangibles : mes obsessions, mes répétitions, le fonctionnement quotidien de mon corps, la multitude de programmes déjà inscrits dans la biologie de mes cellules et de mon cerveau, dans la langue que je parle, dans mes comportements. Tout cela me dépasse et tout cela est déjà la mort en moi. Je ne mens donc pas tout à fait quand je dis Je suis mort. Même lorsque lorsque je manifeste avec éclat ma vitalité, même lorsque j’invente, lorsque j’écris, lorsque je dis « je », je ne contrôle pas ce que je mets en œuvre. Le vivant ne cesse jamais de prendre acte de cet entre deux morts. Il le déplace, le transpose, le destitue, dans l’espoir de s’en affranchir. C’est une illusion nécessaire, un fantasme, qui conditionne le plaisir de vivre.
Avec ses images mobiles et ses sonorités, le cinéma, par essence, exprime ce paradoxe. Tout ce que nous voyons, tout ce qui est filmé, est mort depuis longtemps, et pourtant nous le ressentons comme vivant, cela opère en nous. Certains films portent cette expérience. David Locke, le personnage de Profession Reporter (Michelangelo Antonioni, 1975), choisit d’affirmer sa propre mort tout en continuant à vivre sous le nom de David Robertson. Mais l’illusion dure peu. Sa nouvelle identité se révèle encore plus contraignante que l’ancienne. Poursuivi par l’une comme par l’autre, accompagné par une jeune femme qui n’est rien d’autre que l’expression de son fantasme, il finit par s’incliner.
Le film de Louis Malle, Vanya on 42nd Street (1994), met en scène les répétitions d’une pièce de Tchékhov, Oncle Vanya où, de la première à la dernière réplique (Nous nous reposerons !), il n’est pas question d’autre chose que d’une mort en attente, déjà présente, celle des personnages et aussi celle des acteurs qui traversent des moments de fatigue, de dépression ou de deuil pour deux d’entre eux. Oncle Vanya a perdu ses illusions sur les qualités humaines et intellectuelles du professeur Sérébriakov pour qui il a travaillé pendant des lustres. Il a l’impression d’avoir gâché sa vie, d’avoir toujours déjà été mort en participant à la décrépitude du domaine. Mais de quoi s’agit-il, d’un cas particulier ou d’un cas général ? Ne sommes-nous pas tous les oncles Vanya de quelqu’un ? Louis Malle a tourné ce film entre le 5 et le 19 mai 1994 sans savoir qu’il allait être emporté par un lymphome le 23 novembre 1995, à l’âge de 63 ans. Il ignorait, lui aussi, le caractère autobiographique de sa propre action.