Vanya on 42nd Street (Louis Malle, 1994)

Ni fiction, ni documentaire, ni théâtre, ni cinéma, ni genre déterminé – un cinéma aporétique contaminé par la mort

Pendant trois ans, le metteur en scène André Gregory et un groupe d’acteurs ont organisé un atelier autour de l’adaptation par David Mamet de la pièce de Tchékhov, Oncle Vanya. Au début, il n’était pas question d’en faire un spectacle, mais d’approfondir sa compréhension. Les répétitions avaient lieu dans un théâtre abandonné, le Victory Theater, sur la 42ème rue, devant un nombre très restreint de personnes invitées : d’abord 8 fois devant 8 spectateurs maximum, puis pendant 6 semaines pour une vingtaine de spectateurs. En fonction des essais d’André Gregory, le spectacle ne cessait de bouger. En 1994, à l’initiative de Louis Malle, la décision a été prise d’en faire un film qui a été tourné dans un autre théâtre abandonné, lui aussi sur la 42è rue, le New Amsterdam Theater. La scène était mangée par les rats et la pluie traversait le toit. Seule la fosse d’orchestre était utilisable1

La plus grande partie du film est occupée par la pièce de Tchékov, à l’exception des cinq premières minutes, où l’on voit les acteurs arriver, mêlés à la foule des rues de New York, accompagnés par le saxophone de Joshua Redman. Les personnages étant habillés en vêtement courants (comme pour une répétition), la pièce semble prolonger les conversations des acteurs. Cette absence de délimitation se retrouve entre chaque acte, les spectateurs et le metteur en scène n’étant pas distingués des acteurs. Au début du film, quelqu’un dit que Gregory joue le rôle du directeur. L’est-il ou non ? Cela reste incertain – une incertitude qui redouble son positionnement lors d’un film réalisé 13 ans plus tôt par le même Louis Malle, My dinner with Andre, où les deux compères jouaient déjà leur propre rôle en tant qu’acteurs et scénaristes. A noter qu’André Gregory, né à Paris en 1934, était toujours vivant en 2019, et qu’il a encore joué avec Wallace Shawn (l’Oncle Vanya du film) dans A Master Builder, film de Jonathan Demme (2013). Réitération d’un dispositif, Vanya on 42nd Street entre donc dans une série, qui comporte sans doute encore beaucoup d’autres éléments, surtout si l’on tient compte des apparitions de Shawn dans les films de Woody Allen. Un réalisateur qui se croyait bien vivant, montre des personnages qui, depuis le début de la pièce de Tchékov représentée dans le film, sont quasiment morts à leurs propres yeux. 

Dès le début, il est question de la mort2, et jusqu’à la dernière réplique, la plus célèbre (Nous nous reposerons ! « Мы отдохнём! » en russe), il n’est pas question d’autre chose. Le film est en attente de la mort, celle des personnages, qui pour la plupart n’ont pas d’autre perspective, et aussi celle des acteurs dont deux subiront un deuil pendant les représentations3. Tous les acteurs traverseront, pendant cette expérience, des moments de fatigue ou de dépression.

Le récit commence sur la 42ème Rue, au son du saxophone de Joshua Redman. Dans la foule new-yorkaise, Wallace Shawn4 finit tardivement son déjeuner (un knish5). Arrive le metteur en scène André Gregory6. Ils parlent d’une répétition qui doit commencer vers 17h dans un théâtre abandonné, le New Amsterdam Theater7. Les acteurs discutent de choses et d’autres.

La pièce se déroule dans la propriété de Sonia, fille du professeur Sérébriakov, un universitaire à la retraite qui fait semblant de toujours écrire des livres. Ivan Voïnitski, usuellement nommé Oncle Vanya, interprété par Wallace Shawn, beau-frère du professeur et oncle de Sonia, a exploité toute sa vie le domaine pour en envoyer les revenus à Sérébriakov, dont il admirait la science. Environ un an avant le début de la pièce, il a perdu toutes ses illusions sur les qualités humaines et intellectuelles du professeur. Il a l’impression d’avoir gâché sa vie, d’être déjà mort, et peut-être de l’avoir toujours été. La décrépitude du domaine, quelque part en Russie, ressemble à celle du New Amsterdam Theater.

Sonia (interprétée par Brooke Smith) est la fille du professeur et de sa première femme, la sœur d’Oncle Vanya, morte depuis longtemps. Pas très belle et solitaire, elle exploite le domaine avec son oncle. Depuis longtemps elle est amoureuse du docteur Astrov, mais lui ne l’aime pas et ne la remarque même pas. Sonia aussi, depuis toujours, est déjà morte. Le professeur Sérébriakov (interprété par George Gaynes) est égoïste et se plaint tout le temps. Selon Vanya, il écrit sur ce qu’il ne connaît pas pour ouvrir des portes ouvertes, ce qui ne l’a pas empêché d’avoir eu beaucoup de succès auprès des femmes. Il vit de manière décalée : écrire la nuit, dormir le jour, et ne supporte ni la vie dans la propriété campagnarde, ni de se voir vieillir. Elena (interprétée par Julianne Moore) est la seconde femme du professeur. Beaucoup plus jeune que son mari, elle est très belle et s’ennuie profondément au domaine. Elle n’est plus amoureuse de son mari et attirée par le docteur Astrov. Maria est une intellectuelle russe de province, typique des années 1860. C’est aussi la grand-mère de Sonia, la mère de Vanya et la belle-mère de Sérébriakov, qu’elle adule. Une dispute éclate entre Sérébriakov, qui veut gager le domaine sans se soucier de l’avenir de sa fille, et Ivan Voïnitski, qui fait mine de tuer son beau-frère. Finalement, Sérébriakov et Elena quittent la propriété à tout jamais, laissant les protagonistes à leurs frustrations et à leur destin.

Disparition, dans le film, du metteur en scène (réel et fictif) de la pièce de théâtre (Andre Gregory), puis disparition, après le tournage, du réalisateur qui a mis le film en scène (pour autant que le film se distingue de la pièce, et vice-versa) (Louis Malle), puis disparition, dans la pièce, du professeur Sérébriakov et de son épouse Elena. Dans un article publié dans Positif en juin 2018, Arnaud Despleschin déclare son admiration et son amour pour le film, tout en expliquant que Mathieu Amalric ne l’aime pas du tout. Pourquoi ? Parce que, peut-être, il déteste le théâtre, et que pour lui c’est du théâtre. Mais le génie de ce film, toujours selon Desplechin, c’est qu’au contraire toute limite est abolie : entre l’acteur et son personnage, entre le documentaire et la fiction, entre le cinéma et le théâtre. Trace d’une expérience unique, c’est un film extraordinairement vivant, un film qui colle à la vie, qui est l’expression de la vie même, un art extraordinaire du gros plan et un découpage parfait. « le miracle du cinéma » (Desplechin).

L’un des acteurs se plaint de trop travailler, et dit : « Comment ne pas vieillir, avec cette vie ? Je ne suis pas encore mort… J’ai encore des passions, des pensées… mais très émoussées. Tout est terne. Je n’ai envie de rien, je ne veux rien, je n’aime personne… sauf toi, bien sûr. ». 

Le film se termine par un monologue de Sonia, que voici « Que puis-je faire? Tout ce que nous pouvons faire, c’est vivre. Vivre à travers une longue suite de jours et des soirées interminables. Et nous supporterons les épreuves que le sort nous envoie, nous travaillerons pour les autres, maintenant et jusqu’à notre fin. Et quand viendra la mort, nous mourrons humblement. Par-delà la tombe, nous dirons que nous avons souffert, que nous avons pleuré, connu bien des amertumes, et Dieu nous prendra en pitié, toi et moi mon oncle. Dieu aura pitié et nous vivrons une vie radieuse, une vie de beauté. Nous penserons à nos malheurs d’ici-bas avec tendresse, et nous sourirons. Dans cette nouvelle vie, nous nous reposerons. J’ai confiance. Nous nous reposerons en entendant les anges chanter sous un ciel de diamant. Nous regarderons en bas, et nous verrons le mal, la méchanceté du monde, et nos souffrances se fondront dans la miséricorde. Notre vie sera douce comme une caresse. Je sais que tu n’as pas connu de joie dans ta vie mais attends, attends encore. Nous nous reposerons ».

On peut comparer ce film à The Dead (Gens de Dublin) que John Huston a tourné en 1987. Tous deux étaient mourants. Que Huston l’ait su tandis que Malle l’ignorait encore, ne change rien. Dans ces films testamentaires, Je suis encore vivant se confond avec Je suis déjà mort, comme s’il s’agissait d’une seule et même chose, et comme si la situation des personnages et celle des réalisateurs étaient indissociables. Que restera-t-il de nous ?, se demandent-ils, et les personnages répondent : rien – tandis que les cinéastes, dans l’espoir qu’il reste quelque chose, font un film. Le problème, qu’ils savent déjà, c’est que ce film qui prétend raconter une histoire n’a pas d’autre référent que la mort. Vous pouvez en douter. Vous voyez ces images, vous entendez ces paroles. Vous pouvez avoir le sentiment que le film représente un certain lieu (le domaine où vivent les personnages de Tchékov, quelque part en Russie, ou le New Amsterdam Theater, où le film est tourné). Mais le film, pas plus que la pièce, n’est confiné dans un lieu ni borné par une situation particulière. Il a reçu la mort et il l’attend, il est l’attente même de la mort. Pour chacun des personnages, sa mort est unique, aussi unique que sa naissance, elle est  irremplaçable, et pourtant c’est aussi la même mort pour tous, la mort en général. Il faut gérer le domaine, s’occuper des factures, des travaux, des récoltes, du rendement, accepter le cycle de la vie, tout en disant encore une autre fois ma mort, avec ce que cette formulation garde comme trace et reste de désir. Tous les personnages sont condamnés à mort. Il n’y a là rien d’original. D’un côté, ils entendraient moins cette sentence s’il y avait des descendants parmi eux, si la dimension de la promesse résonnait encore autour d’eux. Mais d’un autre côté, il y a la beauté du film, la particularité singulière d’une œuvre qui, entre cinéma, théâtre, fiction, réalité, ne se reconnaît aucune borne.

Alors que, par exemple, Marcel Hanoun (Fin de partie, 2012), David Bowie (Lazarus, 2015), Jean-Luc Nancy (Oui, dans le sommeil… sleep well, 2017) ou John Huston (Gens de Dublin, 1987) se savaient mourants lorsqu’ils ont tourné des films dits testamentaires, Louis Malle a tourné Vanya on 42nd St entre le 5 et le 19 mai 19948 sans savoir qu’il allait être emporté par un lymphome le 23 novembre 1995, à l’âge de 63 ans. Il avait plus d’un projet dans les cartons, et n’imaginait pas que ce film deviendrait une sorte de clôture, son dernier film. Cela ne nous empêche pas, quelques décennies plus tard, de le lire comme un testament.

  1. Après le tournage, le théâtre sera restauré par la compagnie Walt Disney et réouvert en 1997. ↩︎
  2. La mort est évoquée par le docteur Astrov, interprété par Larry Pine, un médecin de campagne qui vient parfois en visite au domaine. Désabusé, seulement attiré par la nature, il n’est plus intéressé par son métier. Depuis qu’il est tombé sous le charme d’Elena, la seconde femme du professeur Sérébriakov, ses visites au domaine sont devenues beaucoup plus fréquentes. ↩︎
  3. L’épouse d’André Gregory, un enfant de Georges Gaynes, qui joue le professeur Sérébriakov. ↩︎
  4. Wallace (ou Wally) Shawn, fils de William Shawn, longtemps éditeur du New York Times, travaille avec Andre Gregory depuis 1970. En 1979, les deux hommes ont imaginé un film dont Louis Malle a assuré la direction, My dinner with Andre. Il s’agit d’une longue conversation entre les deux hommes, dans un lieu qui était (déjà) un hôtel inoccupé, le Jefferson Hotel, à Richmond (Virginie), supposé être le Café des Artistes à Manhattan. Vanya on 42nd Street est donc le deuxième film qui réunit les trois hommes. ↩︎
  5. Knish (קניש) est un mot yiddish dérivé du russe ou de l’ukrainien knysh (Книш) qui signifie « gâteau » ou « boulette ». C’est un plat ashkénaze dégusté principalement en Amérique du nord (Wally Shaw et Andre Gregory sont tous deux Juifs). ↩︎
  6. André Gregory est né en France en 1934 ; ses parents ont émigré aux États-Unis en 1939. ↩︎
  7. Le New Amsterdam Theatre est une salle de spectacle située sur la 42e Rue près de Times Square à New York. Ouverte en 1903, elle a été un haut lieu de la vie mondaine de New York de 1913 à 1927, quand elle abritait notamment les Ziegfeld Follies. Transformée en cinéma en 1937, elle a connu une longue période de décrépitude qui s’est terminée en 1994 par son rachat, pour 97 ans, par la Walt Disney Company. ↩︎
  8. Le film est sorti le 19 octobre 1994 aux Etats-Unis et le 25 janvier 1995 en France. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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