My dinner with André (Louis Malle, 1981)

Principe d’hospitalité : « Je voudrais apprendre à vivre, enfin ».

Le film met en jeu dans leur propre rôle Wallace Shawn, comédien, et André Gregory, metteur en scène. Wally, dramaturge new-yorkais en difficulté, accepte à contre-cœur de dîner dans un restaurant chic avec André, une vieille connaissance dont la réussite contraste avec ses difficultés. Le film ne contient rien d’autre qu’une conversation entre les deux hommes. André raconte les expériences mystiques qu’il a connues ces dernières années en Pologne, en Écosse et au Tibet dans des communautés hippies. C’est au départ un quasi monologue, qui se transforme peu à peu en échange sur la mort, l’amour, la place et le rôle du théâtre et plus généralement le sens de la vie. André Grégory parle beaucoup de sa rencontre avec Jerzy Grotowski (1933-1999), un metteur en scène polonais théoricien du théâtre, pédagogue et réformateur. En 1981, Grotowski habitait encore en Pologne, mais voyageait. Devenu français en 1982, il a enseigné à partir de 1983 à l’université d’Irvine1, puis s’est installé définitivement à Pontedera, en Toscane. Son théâtre pauvre, y compris la Via negativa, qui vise à diminuer à l’extrême les résistances intérieures des acteurs, est mis en oeuvre par Louis Malle dans le présent film, My dinner with Andre. Il le sera à nouveau plus d’une décennie plus tard (1994), entre Louis Malle et André Gregory, dans Vanya on 42nd Street.

En 1993, au début du texte intitulé Spectres de Marx, Jacques Derrida introduit la phrase : Je voudrais apprendre à vivre enfin, qui sera reprise dans son dernier entretien paru le 19 août 2004, peu avant sa mort. « Vivre, cela peut-il s’apprendre, s’enseigner ? Peut-on apprendre, par discipline ou par apprentissage, par expérience ou expérimentation, à accepter, à affirmer la vie ? «  On retrouve presque la même formule dans la bouche d’André Gregory vers la fin de la conversation : Je me suis fixé un programme pour réapprendre à vivre comme un être humain. Ce programme, dans la bouche d’André Gregory, ce n’est pas vraiment un programme, c’est plutôt un anti-programme, une prise de risque. D’ailleurs son interlocuteur ne lui reproche pas le programme, mais l’absence de programme. Il faut faire attention à l’autre, explique André, dans ce qu’il a d’inconnu et d’imprévisible, et alors seulement on commence à vivre. Sans cette attention, enfermé dans les tâches courantes de la vie, on n’est qu’un robot. Wallace Shawn ne savait pas ce qui l’attendait. Il s’est rendu à ce dîner en hésitant, à reculons. Avec sa vie précaire et ses problèmes de fin de mois, qu’avait-il en commun avec ce metteur en scène à succès qui parcourt le monde et réserve des tables dans les grands restaurants new-yorkais ? Il n’avait aucune envie de disserter sur le sens de la vie ou la place du théâtre dans l’évolution du monde. Mais soudain, le voilà impliqué dans cette interminable conversation qu’il a lui-même écrite. Car le début du film est un mensonge : il ne peut pas ignorer ce qu’il fait, puisqu’il a préparé lui-même, avec son interlocuteur (le véritable André Gregory), le pitch du film, et qu’en plus il en est le scénariste, l’acteur et le référent. À part le réalisateur (Louis Malle), tout dans ce film se boucle sur soi-même2. Dans les années qui suivent, les mêmes acteurs ou d’autres ont repris le même dispositif (un simple dîner sur scène), mêlant chaque fois leur vie réelle à la fiction et à la discussion3. Ce n’est pas de l’autobiographie, c’est de la théâtro-cinémato-bio-graphie.

Et pourtant ces deux acteurs et auteurs, quand ils s’adressent l’un à l’autre, s’adressent à quelqu’un. Pas au spectateur, bien incapable de répondre, ni à l’auteur (eux-mêmes), mais à un autre qui parle à travers eux, un spectre qui pourrait, quand même, leur apprendre à vivre. Il n’y aura pas de réponse à la fin, juste un certain positionnement. Tu ne dois pas rester replié sur toi-même, tu dois apprendre de l’autre comment vivre. L’autre, c’est André Gregory pour Wallace Shawn : et pour André Gregory lui-même, c’est sa femme, sa fille, son fils, ou tous ces gens qu’il a rencontrés et dont il n’avait jamais tenu compte jusqu’alors. Son voyage en Pologne, en Inde, au Sahara, sa rencontre avec Grotowki puis avec un moine japonais qui finira par s’installer chez lui, prendre sa place et faire la loi dans sa propre maison, c’est l’irruption de l’autre, du tout autre. Gregory découvre, émerveillé, le principe d’hospitalitédont Wallace Shawn dira plus tard qu’il préfère faire l’économie. Gregory demande l’impossible à Grotowski, et celui-ci le lui offre sur un plateau : dans une forêt magique, aux arbres gigantesques, pleine de sangliers, d’essaims de jeunes gens en transe qui ne parlent pas un mot d’anglais et d’ours en peluche, il peut improviser, chanter et danser, pendant qu’on le baptise d’un autre nom… Suivent une série d’expériences à peine plus croyables qu’Andre Gregory semble accueillir sans réserve. Ce qui lui arrive, l’événement saisissant qui le laisse transformé, ce ne sont ni les voyages ni les aventures, c’est qu’il s’aperçoit tout à coup, en rentrant chez lui, que ce tout autre qu’il allait chercher si loin, c’est au plus proche qu’il a une chance de le trouver : sa femme, ses enfants, se compagnons, ses amis. La stupéfaction de Wallace est à la mesure de cette découverte. Même chez l’ami, l’alter ego, le semblable, il faut accueillir le tout autre. C’est cela, to be truly alive – être vivant au-delà du cours usuel de la vie. Il faut en passer par un désert absurde, aride et vide, où l’on mange du sable, il faut écrire son testament une nuit d’Halloween, séjourner dans une tombe, les yeux bandés, avec le sentiment d’être enterré vivant, avant de revenir à New York et, après un temps de dépression terrible, un sentiment d’annihilation, retrouver sa famille comme une autre famille. 

(André) : J’ai réalisé que depuis 18 ans je n’étais plus capable d’émotion sauf en cas de tension extrême. Je ne vivais que de mon travail, chaque pièce était une question de vie ou de mort. Mais alors dans ma vraie vie j’étais mort, j’étais un robot ! Je m’interdisais même d’être en colère, ou contrarié. Alors qu’aujourd’hui, quand Chiquita, Nicholas ou Marina font des choses qui m’énervent ou disent des choses qui m’énervent, aujourd’hui je m’énerve ! Ils disent : « Pourquoi tu t’énerves? », et je dis : « Parce que vous m’énervez! » Et le jour où j’ai envisagé de ne pas finir ma vie avec Chiquita, j’ai compris que je ne pouvais pas vivre sans elle! A l’époque je ne savais pas encore réagir face à un autre être humain. Et si on n’a pas ce rapport à l’autre, il n’y a aucune possibilité d’échange, et s’il n’y en a pas, le mot « amour » ne signifie plus rien, sinon : devoir, obligation, sentimentalisme, … Je sais pas pour toi Wally, mais je me suis fixé un programme pour réapprendre à vivre comme un être humain! Etais-je capable d’émotion? Qu’est-ce que j’aimais? Quels gens voulais-je fréquenter? Et la seule façon de trouver la réponse, c’était de me couper du bruit, arrêter de jouer sans cesse, et écouter en moi. Je pense qu’il vient un temps où on doit en passer par là

  1. À noter que deux des textes de Derrida sur Artaud, Forcener le subjectile et Artaud et ses doubles, ont été écrits en 1986 et 1987, quand il enseignait lui aussi à l’université d’Irvine. ↩︎
  2. L’origine du film est un atelier théâtral qui a eu lieu à la fin des années 1970 à Broadway. Les deux hommes se mettaient en scène dans une longue conversation. En tant que spectacle, l’échec a été complet. ↩︎
  3. Plusieurs décennies plus tard, le duo est revenu sur scène dans une pièce intitulée The Designated Mourner, dans laquelle joue un personnage supplémentaire, une femme. ↩︎
Vues : 11

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *