Tres (Juanjo Giménez-Peña, 2022)

Pour que du nouveau émerge, il faut une désynchronisation, un décalage, qui relance la dialectique entre l’Autrefois et le Maintenant

On ne découvre le titre espagnol du film, Tres, que dans les dernières minutes, au milieu du générique de fin, entre la mention des actrices et celle du directeur, comme si ce chiffre, trois, devait être lu comme l’aboutissement douloureux d’une expérience, d’un processus plus explicite dans les titres anglais (Out of sync) ou français (En décalage), qui ont l’inconvénient de masquer l’émergence du tiers annoncé : un nouveau-né, un nouvel être à venir. Pour que l’enfant naisse, il aura fallu que C.1, l’héroïne du film, renonce à ce qui faisait sa vie, son métier : la synchronisation. Car voici que soudain, cette femme appliquée, consciencieuse, méthodique, apparemment en bonne santé, n’arrive plus à synchroniser les images des films et les sons. Il y a un écart, un décalage, dont les autres se rendent compte, mais pas elle, jusqu’au moment où, malgré le soutien d’un de ses collègues, Ivan, on la met à la porte. 

D’où vient ce handicap ? Elle essaie de se renseigner, va voir des médecins, des spécialistes, tente des examens génétiques, mais il n’y a rien à faire, le symptôme reste inexpliqué et surtout, il s’aggrave, il y a maintenant presque deux minutes entre le son et le moment où elle l’entend. Et comme les emmerdements n’arrivent jamais seuls, son ex la vire de son appartement, et elle doit retourner vivre chez sa mère. Visiblement elle ne va pas, elle ne peut pas le cacher à sa mère qui fait le lien, qu’elle-même n’aurait jamais fait, avec un souvenir d’enfance. Alors ce sont les voix ? dit la mère. Quelles voix ?demande la fille. La mère lui rappelle qu’elle a parlé très tard, et qu’il a fallu recourir à un orthophoniste. Il y a des bandes qu’on peut réécouter et qui peut-être lui rappelleront quelque chose. La mère retrouve une de ces bandes et lui dit : Écoute-là, puis elle meurt (la mère). Il faut un moment à la fille pour faire fonctionner le magnétophone, et ce qu’elle trouve sur la bande est un message de sa mère : Tu as été adoptée, ta vraie mère était folle, et c’est de là que, probablement, viennent les voix que tu entends. C. se rend à l’adresse indiquée et trouve une maison vide où ce qu’elle entend est encore plus extraordinaire : sa propre naissance, l’accouchement de sa mère biologique. Celle-ci est encore présente sur place, elles n’ont besoin d’aucune parole pour se reconnaître. Un nouveau présent, différent, s’instaure. Il aura fallu cette désynchronisation radicale, ce décalage d’une vie entière, pour qu’elle sache d’où elle vient.

Le film rappelle la célèbre analyse de Walter Benjamin :  » Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes : l’image est la dialectique à l’arrêt. » Dans son travail, C. travaillait l’image, c’est-à-dire qu’elle faisait tout pour arrêter la dialectique. L’incident qui s’est produit en elle, l’événement, c’est que la dialectique est repartie. L’Autrefois n’est plus statique, il rencontre le Maintenant. En langage plus psychanalytique, on dira que la poussée d’un contenu refoulé, inconnu, a distordu, déstabilisé, désynchronisé le présent. Le symptôme a pris l’aspect fantastique d’un décalage auditif. Plus tard, des moments synchronisés se sont télescopés avec d’autres, non synchronisés. Un autre jeu s’est mis en route, qui s’est répercuté dans la vie courante : de la relation avec Ivan a pu naître un enfant.

  1. Interprétée par Marta Nieto. ↩︎
Vues : 5

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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