Oeuvre inconditionnelle : en refusant tout calcul
On peut œuvrer pour répondre à une situation, un malaise, une difficulté, ou bien pour appeler un résultat, ou encore pour se remémorer un moment de plaisir ou de joie; mais on peut aussi œuvrer sans aucun but, en laissant venir ou ne pas venir ce qui adviendra, en restant étranger à toute préconisation, en ignorant toute méthode, tout calcul ou tout raisonnement susceptible de conduire à un objectif qui aurait été conçu, envisagé ou anticipé à l’avance.
Dans le film de Barbara Loden, Wanda (1970), Wanda semble détachée de tous les critères moraux, sociaux, voire affectifs, auxquels elle devrait souscrire dans la vie quotidienne. Elle part avec un inconnu, sans rien prévoir, sans rien envisager pour l’avenir, sans rien rechercher, sans faire aucun compromis autre que celui de son voyage, elle va de l’avant. Cette posture irresponsable, irrationnelle, est la seule réponse qu’elle puisse apporter à un monde qui la voue à l’économie, au mépris de soi-même, qui l’enferme dans une position d’épouse, dans des tâches familiales répétitives et dépourvues de sens. Refusant tout calcul qui prolongerait son ancienne aliénation, la démarche de Barbara Loden donne lieu à une œuvre ouverte, détachée des conditions de départ. On ignore ce qu’elle deviendra, et elle-même ne fait aucun effort pour se projeter, comme on dit, dans l’avenir.
Le titre du film de Martika Ramirez Escobar, Leonor will never die(2022) est en même temps l’affirmation et la dénégation de son contenu. D’une part Leonor, la grand-mère de la réalisatrice, est sur le point de mourir; mais d’autre part, les scénarios non tournés par cette vieille dame amoureuse du cinéma ne sont pas abandonnés. Sa petite-fille les tourne, effectivement, aujourd’hui, en mélangeant le réel à la fiction. Il en résulte un film qui multiplie les mises en abyme, sans jamais donner la clef des histoires racontées. La question n’est pas là, puisque la question est de laisser Leonor mourir vivante – un objectif irréalisable, impraticable, chimérique qui exige de laisser le scénario suivre son propre chemin, tout aussi romanesque, mythique et fabuleux. Aucun calcul ne permet de savoir quel film aurait fait la grand-mère. Il en résulte une œuvre extravagante, incalculable.
Il est deux films qu’avec le temps on ne peut plus séparer car l’impact du premier sur le second est explicite, revendiqué, tandis que le second ne fait pas que s’ajouter au premier, il le traverse, il l’incorpore. Il s’agit de Bande à part (Jean-Luc Godard, 1964) et Pulp fiction (Quentin Tarantino, 1974). Les deux films racontent des histoires de truands fonctionnant à la marge de la société et aussi à la périphérie de leur propre groupe social, les deux films sont déraisonnables, illogiques, incohérents, remplis de dialogues et de digressions sans rapport avec leur thème principal (récupérer une malette, voler un magot), les deux films multiplient les références à d’autres films et ne s’embarrassent d’aucune crédibilité. On peut les qualifier d’œuvres inconditionnelles car ils ne respectent aucune règle établie et produisent au fur et à mesure leurs normes et critères d’acceptabilité, qu’ils se donnent le droit de transgresser immédiatement. L’un a été un échec commercial et l’autre un formidable succès – ce qui montre leur autonomie à l’égard de la réaction du public.