Wanda (Barbara Loden, 1970)

Déliée de toute dette, elle reste paralysée au bord de l’inconditionnel

Le film commence dans le décor sordide d’une mine de Pennsylvanie1. De la maison où habite Wanda Goronski (interprétée par la réalisatrice Barbara Loden2), on voit les résidus de charbon abandonnés, les terrils, on entend les camions qui passent, chargent et déchargent. Une grand-mère déroule son chapelet, la sœur de Wanda tient dans ses bras un enfant qui pleure, un homme claque une porte. Wanda qui dormait dans le canapé se réveille et dit à propos de l’homme : « Il me déteste parce que je suis là. » « Tu ferais mieux de te lever », répond sa sœur. Wanda donne l’impression d’être nonchalante, paresseuse, incapable d’agir. Elle semble dire et répéter : Je suis comme je suis, je ne peux pas faire autrement. Mais ce qui ressemble à une faiblesse, une apathie, c’est aussi une obstination, un entêtement, une faculté à persister sur son propre chemin3, une sorte de pouvoir aussi exaspérant pour autrui qu’indéterminé. De la fenêtre de cette maison en préfabriqué, elle peut voir les pelleteuses transporter le minerai. Entièrement vêtue de blanc, du pantalon aux bigoudis en passant par le chemisier fleuri et le sac, elle marche seule sur une route noire, charbonneuse. Toute la ville s’inscrit dans l’univers de la mine. Débarqué d’une grosse voiture où prennent place aussi ses enfants et ses parents, son mari prévient les collègues : « Je vais au tribunal, je n’en ai pas pour longtemps, dis au patron que je reviens dans deux heures ». Wanda grimpe sur un terril où un homme ramasse des chutes de charbon et la salue. Elle lui demande un peu d’argent. Je n’en ai pas beaucoup dit-il, et si j’en avais plus, je t’en donnerais plus. Dans le bus, elle est toujours seule. Tandis qu’on l’attend au tribunal, elle stationne quelques instants devant le monument aux morts. Il lui faut un lieu où elle puisse prendre ses distances, se retrouver, s’autonomiser, avant de plonger dans l’univers socialisé de la famille, de la justice et des institutions. Il se trouve que ce lieu est un monument aux morts4 – des morts dont probablement elle ne sait rien, qui lui sont indifférents. En patientant là quelques instants, elle évacue le passé récent, elle se débarrasse d’un certain mode de vie.

Quand elle arrive (en retard) au tribunal, son mari l’attend avec les enfants, les parents et une autre femme qui en prend soin. “Les enfants ont besoin d’une mère“, déclare le mari à l’attention du juge. Le mutisme de Wanda contraste avec les explications détaillées du mari : “Elle ne s’occupe ni de ses deux enfants, ni du ménage, elle passe ses journées sur le canapé“ dit-il. « Qu’avez-vous à dire ? » demande le juge. « Rien » répond-elle, un mot qui semble vide mais qui, pour elle, est une ouverture. Wanda assume sa solitude, tandis que le mari s’inscrit dans le monde du travail, de l’éducation, des devoirs, des responsabilités. Si, le jour de son divorce, il se rend au tribunal avec une autre femme, ce n’est pas par infidélité ou par adultère, c’est une nécessité pratique : il faut bien prendre en charge les obligations de la vie, puisque sa femme ne le fait pas. Celle-ci ne conteste pas, acquiesce par son indifférence, ne laisse rien voir de ses motivations. C’est une femme incompréhensible, un mystère. « Avez-vous abandonné les enfants ? » Wanda répond : « Monsieur le juge, s’il veut le divorce, donnez-le-lui ». Et les enfants ? « Ils seront mieux avec lui ». Pour les enfants qu’elle a mis au monde, elle semble n’accorder aucune attention, ne montrer aucun signe d’empathie. 

Une fois prononcé le divorce aussi vite que prévu par le mari5, elle va à l’usine de vêtements chercher le solde de son compte, mais le solde est nul. On ne peut pas la réembaucher, car elle est trop lente. Elle entre dans un café, commande une bière. Un client la repère, paye à sa place. Elle passe la nuit avec lui6, et le lendemain matin ses bigoudis ont disparu. Elle aurait préféré s’en aller sur la route avec l’homme, mais il la prend de vitesse, s’en va sans elle. Partout où elle passe, à l’usine, dans la rue ou dans le lit, on n’a pas d’hostilité contre elle, c’est beaucoup plus simple : elle ne fait pas l’affaire. Elle comprend cela très bien, ne leur en veut pas, n’en veut à personne, elle ne peut pas faire autrement. Son système de valeurs, son mode de pensée, sa façon d’agir, sont inexplicables pour les autres comme pour elle-même. Elle n’a plus d’endroit où aller, erre entre les boutiques, regarde les robes, les mannequins, marche dans la rue, finit par entrer dans un cinéma, s’y s’endort. À son réveil, elle retrouve son sac vide. On lui a volé le peu d’argent qui lui reste. Elle ne disait rien, semblait ne rien ressentir, et maintenant, elle n’a plus rien. 

Solitaire, abandonnante et abandonnée, Wanda renonce à « tout », c’est-à-dire à la totalité de qui lui a été proposé comme monde. Elle n’y renonce pas pour se conformer à l’éthique dominante, pour se punir, mais plus simplement parce que ce monde n’est pas le sien. Sans entourage, sans proches, sans projet, sans idée, sans aucun bien ni possession, sans amant, sans argent, elle personnifie le triomphe du « sans »7. Réduite à presque rien, un sac vide, un chemisier blanc, elle n’a plus qu’à se laisser aller comme une feuille volante. On ne peut pas dire qu’elle soit passive, au contraire. Elle ne choisit pas un autre monde qui lui paraîtrait meilleur que celui-ci, elle ose le sans-monde. C’est la décision la plus lourde, la plus terrible, la plus courageuse. Elle la prend sans demander son avis à personne, sans s’apitoyer sur elle-même, sans soutien. Le risque est infini, l’audace incomparable.

Wanda n’est pas née de rien. Elle a eu une enfance, elle traîne derrière elle un passé, un nom de jeune fille encore inscrit sur ses papiers d’identité, elle a eu des parents, des grands-parents, des ascendants, une sœur, on peut certainement trouver dans son existence des événements marquants, des récits, des anecdotes, des souvenirs et aussi des secrets ignorés, mais voilà, il est possible qu’un rien passe, qu’en un instant8 tout soit effacé, que tout recommence. Il se peut qu’en-deçà et au-delà des souffrances et des traumas, il arrive quelque chose, un autre commencement. Pour Wanda, la décision la plus lourde est aussi la plus légère : un souffle, une évidence tellement ancrée dans sa personnalité d’aujourd’hui que plus personne n’y fait attention. Wanda s’est tellement éloignée qu’elle ne surprend plus. Elle rebute, elle repousse, elle est mise au ban.

Wanda entre dans un bar, juste pour les toilettes. Un homme est là, qu’elle prend pour le serveur. Il veut la chasser, ferme la porte à clef, semble inquiet. Elle se lave les mains, la figure, se regarde dans le miroir. Elle demande une serviette, l’homme jette un coup d’œil sur un corps ficelé sous le comptoir, elle mange ce qu’elle trouve, il essaie d’ouvrir la caisse, elle demande à boire. Il lui donne de la bière. « Vous savez ce qui m’est arrivé ? On m’a volé tout mon argent dans un cinéma » dit-elle (sans se rendre compte que l’homme est lui-même un voleur). Il est inquiet, regarde dehors. Elle ne semble pas y faire attention. « Vous n’auriez pas un peigne ? On m’a aussi volé le mien ». Il lui donne un peigne. Elle se peigne, se rend plus jolie. Il voit passer une voiture de police, éteint la lumière et dit : « Allez, on part ». Dans ce On part, il y a déjà un nous, un nous qui suppose un élément commun, un certain degré de complicité. A-t-elle deviné qui il était ? Et lui, a-t-il deviné à quel point elle était, comme lui, errante, perdue ? Le fait est qu’en quelques secondes, par quelques mots9, ils étaient déjà associés. Il lui prend la main, l’entraîne, elle ne résiste pas. Elle sait déjà qu’il n’y a pas d’alternative10. Du point de vue de celui qu’elle appelle « Mr Dennis », voyager avec une femme pourrait être une façon de passer inaperçu, de diluer sa responsabilité, ou encore de disposer d’un instrument supplémentaire qui pourrait servir. Du point de vue de Wanda, il ne semble pas y avoir d’autre possibilité que de passer d’homme à homme. L’homme est nécessaire car il pourvoit aux besoins et il apporte aussi un semblant de monde, un quasi-monde. Elle est entrée dans son univers à lui, qu’elle devine marginal mais qu’elle ne connaît pas. Elle a peur de lui mais elle se laisse faire car ce quasi-monde lui semble moins dangereux que celui qu’elle a quitté. Cet homme qui prétend lui procurer une certaine protection, un quasi-monde, ne survivra pas à l’histoire, il finira par mourir. Elle devra faire face à son absence.

Ils vont dans un restaurant, elle semble affamée. Il ne dit pas un mot, fume un cigare, demande qu’elle s’essuie la bouche. Il est important pour lui qu’elle soit propre, bien tenue. Il faut qu’elle réponde à son esthétique, ses exigences. Elle comprend qu’elle doit en passer par là, elle obéit. Elle lui parle, il ne répond pas, avale des cachets. Il est soucieux, inquiet, il a peur. Pour Wanda, se laisser réduire à un objet, une chose qu’il prend avec lui, entre son cigare et ses drogues, c’est un moyen de poursuivre son propre effacement, son propre anéantissement. Ils couchent dans le même lit, mais il ne la touche pas, ne veut même pas connaître son nom. Il ne veut rien dire sur lui-même, ne veut pas qu’on le réconforte, qu’on l’apaise, aucun geste d’amitié. « I don’t like friendly people » dit-il. « Lève-toi et vas me chercher à manger » lui ordonne-t-il en pleine nuit, « Achète le journal ». Il lui donne de l’argent, elle obéit – tout en gardant ses distances. Pendant qu’elle n’est pas là, il regarde ce qu’il y a dans son portefeuille, voit les photos de ses enfants11, le jette à la poubelle. Il éteint la lumière pour qu’on ne le remarque pas. Il doit s’assurer qu’elle n’est pas dangereuse, qu’elle ne le trahira pas, qu’elle restera dépendante de lui. Au retour, elle a oublié le numéro de la chambre, demande au liftier. Mr Dennis lui reproche d’avoir parlé avec des gens, il la gifle, puis se précipite sur le journal. 

Voici venir la tension, le contraste qui distingue la fuite de Mr Dennis et celle de Wanda. Sa logique à lui est celle de la faute et du châtiment. Il fuit pour éviter de se faire prendre, d’être puni, tandis que sa fuite à elle a une tout autre signification. Elle se moque de ce qu’il a fait ; il peut être un voleur, un criminel ou pas. Elle le suit, mais ne retient à son compte aucun des soucis qui l’obsèdent. C’est comme si elle prenait avec lui le train de la fuite, comme s’ils s’asseyaient l’un près de l’autre dans ce train, sans qu’elle ne partage aucune de ses motivations. On pourrait prendre Wanda pour un personnage quelconque – c’est bien ainsi que la voient ceux qui la croisent. Mais le film montre autre chose : une série de décisions qui l’éloignent de toute normalité. Wanda est une exception, un être absolument exceptionnel. Pour qu’on s’en aperçoive, il aura fallu qu’elle renonce à la vie familiale, puis qu’elle rencontre ce personnage affecté par la même maladie, la même indifférence aux règles usuelles de fonctionnement du monde. Tous deux sont structurellement des voyous. C’est ce qui les rapproche, c’est ce qui institue entre eux un lien provisoire. Dans la même galère, ils forment une sorte de couple, Ils appartiennent à la grande famille de ceux qui n’ont rien à perdre car aucun héritage n’est jamais parvenu jusqu’à eux12. Les bandits ont toujours fasciné les spectateurs ou les lecteurs, mais Wanda fascine encore plus, car elle ne cherche pas à s’enrichir, elle n’a aucun plan, sa voyouterie n’est rien d’autre qu’une pure voyouterie.

Il est violent. Elle sait qu’il se sert d’elle, mais lui obéit. Il fait le guet devant une église, mais ne trouve pas ce qu’il cherche. Il vole une voiture, ils repartent. Elle lit le journal (elle n’est pas à l’aise, la lecture n’est pas pour elle un exercice facile) où on raconte le cambriolage du bar, la fuite de ce qui apparaît comme un couple. Elle n’ignore pas ce qui se passe, qui il est, mais ne veut pas s’en aller. « La police recherche le couple » est-il écrit dans le journal (cela le fait sourire, une des rares fois où il sourit). Elle le questionne, il lui dit que si elle ne veut pas rester avec lui, elle peut partir. Elle reste (toujours bien coiffée). Il essaie une arme chez un revendeur, tente de convaincre l’homme de participer à un nouveau braquage, mais le type refuse. Ils sont obligés de repartir. Wanda Goronski et Norman Dennis sont associés, liés. Dennis ressemble à un petit malfrat, mais dans son genre, lui aussi est exceptionnel. Il n’a rien à lui cacher, au contraire, il sait par intuition en qui il peut avoir confiance. Il l’a prise avec lui sans hésiter et n’hésite pas à lui présenter son complice. Leur point commun, c’est qu’ils n’ont rien (pas seulement rien à perdre, mais rien). Sans point d’attache, recherchés par la police, ils ne sont même pas des citoyens. Pour la société, ils sont quasiment morts.

Ils reprennent la route. « Tu sais conduire ? » lui demande-t-il. Elle prend le volant (tout droit sur la route 81), il absorbe des cachets, s’endort, a mal à la tête. Il absorbe encore plus de cachets. Il souffre, s’endort encore. Il semble à court d’argent, dérobe ce qu’il peut dérober à chaque station, compte ses billets. Ils mangent et boivent (de l’alcool pour lui) sur un terrain vague13. Il la protège du froid, la regarde. « Pourquoi tu n’arranges pas tes cheveux ? – J’ai perdu mes bigoudis. – Pourquoi tu ne portes pas un chapeau, un joli chapeau ? – J’ai pas de quoi m’en acheter un. Je n’ai rien, jamais rien eu et n’aurai jamais rien. – Tu es stupide. – Je suis stupide. – Si tu ne veux rien tu n’auras jamais rien, et quand on n’a rien, on n’est rien. Mieux vaut être mort. Tu n’es même pas une citoyenne des Etats-Unis. – Je suis bien morte alors ! – Ça veut dire quoi ? C’est ce que tu veux être, morte ? ». Ce dialogue, leur dialogue unique, la seule fois peut-être qu’elle dialogue avec un autre en disant sincèrement ce qu’elle pense, l’occasion qu’elle a malgré l’humiliation de se féminiser, de (re)devenir femme à l’égard de quelqu’un qui s’adresse à elle comme personne et non pas comme mère ou comme propre à rien ou comme pute, et donc qui l’aide pour une fois à ne pas être morte ou tout à fait morte. Seconde référence funéraire : ils sont d’accord, ils pensent la même chose, ils se savent déjà presque morts, sauf que lui n’est pas résigné. Il est encore dans la logique de l’échange, de l’appropriation dont elle vient de se défaire. Il fait encore partie du monde mais pas elle, rien ne l’y engage.

Dans le champ d’à côté, un père et un fils font voltiger un avion télécommandé. Dennis monte sur la voiture, il fait comme s’il essayait d’attirer l’attention de la petite machine. « Il faut que tu portes un chapeau ! » dit-il à Wanda avant de s’endormir sur le capot. Elle a froid, elle propose de partir. Dans un centre commercial, elle a changé de coiffure et s’est acheté une robe (très courte). « Pas de pantalon avec moi dit-il, pas de bigoudis, ça fait vulgaire. Tu veux avoir l’air vulgaire ? ». Il vole une autre voiture, elle enfile la tenue qu’elle a achetée14. « Où est ton mari ? – Quel mari ? – Ton mari. » Elle se met du rose aux ongles. « Je suppose qu’il s’est trouvé une bonne petite femme, une vraie petite femme (a real good wife), dit-elle. – Et les enfants ? – Les enfants ? – J’ai vu leurs photos dans ton portefeuille. – Ils sont mieux avec lui, je ne vaux rien, non, je ne vaux rien !  » (just no good) dit-elle15. Dennis ne répond pas, il jette les vieux vêtements. Si Wanda a abandonné ses enfants, ce n’est pas par égoïsme ni par indifférence, c’est parce qu’elle se sent incapable de jouer le rôle de mère16. Ne pouvant pas imaginer pour elle un autre rôle, il ne lui reste rien. « Où va-t-on ? » demande-t-elle à Mr Dennis. « Pas de questions » répond-il. « Avec moi, on ne pose pas de questions. » Il lui demande de se rapprocher, elle s’exécute, il met la main sur ses jambes. Ils arrivent devant une banque, bien habillés. Ils rentrent (ils ont tout d’un beau couple). Ils repèrent celui qui ressemble au directeur de la banque, puis se rendent dans une communauté religieuse où Dennis trouve son père, l’embrasse. Ils se dirigent vers les catacombes17qui ne sont pas de vraies catacombes mais des imitations de catacombes, mais cela suffit pour qu’à l’occasion de cette troisième référence funéraire, ils sachent que, virtuellement, leur place est parmi les morts.

Au son d’une musique religieuse, le père et le fils descendent. Un guide explique que dans les niches reconstituées, se trouvent les tombeaux de martyrs. « As-tu trouvé du travail ? » demande le père. « Pas encore. – Je veux que tu sois un bon garçon. ». Le fils veut donner de l’argent à son père, mais le père refuse. « Je ne veux pas de ton argent, j’ai le mien. – Je vais revenir dans une semaine, j’aurai un bon travail » répond le fils sur le ton de l’enfant pris au piège. Pour Wanda, la famille est incarnée par les enfants, tandis que pour Dennis, elle est incarnée par le père. Tous deux sont travaillés par la même ambivalence. Dennis fait la route pour voir son père, l’aider, il voudrait lui faire un don, lui rendre quelque chose, tandis que Wanda garde un souvenir de sa progéniture. Ni l’un ni l’autre ne s’est émancipé de la dette et pourtant en pratique, l’un et l’autre font comme s’ils ne leur devaient rien, n’avaient aucune obligation. Leur confiance, leur complicité repose sur cette commune dénégation. Le père aurait voulu un fils normal, honnête, qui travaille tous les jours, et le mari de Wanda aurait voulu une femme aimante, active. La demande la plus banale se révèle, dans un cas comme dans l’autre, impossible. L’un et l’autre doivent répondre à l’impossible18.

Dennis prépare son prochain coup, avec pour complice Wanda déguisée en femme enceinte. Il lui donne des instructions par écrit, à apprendre par cœur. 1. Atteindre la maison. 2. Atteindre l’entrée. etc. « Mr Dennis, je ne peux pas faire ça ». Elle résiste, il insiste, l’appelle par son prénom, Wanda, elle répète qu’elle ne peut pas. « Wanda, tu n’as peut-être jamais rien fait jusqu’à maintenant, mais ça, tu vas le faire. »19 Elle se voit dans la glace, avec lui, prend un bain, répète les instructions. Elle vomit. Il prépare son pistolet, s’énerve, elle vomit encore. Dans la maison du directeur de la banque centrale, elle fait ouvrir la porte20. Il installe les filles du directeur et sa femme sur un canapé. Il a apporté une bombe qui doit se déclencher dans 1h15. Il la pose sur les genoux des filles. Si elles bougent, ça explose. Il félicite Wanda (« You did good. You are really someone ») qui doit le suivre en voiture. Dennis rend, sans le savoir, un service à Wanda : il l’oblige à agir. Elle le fait sur son ordre, mais ce qui est acquis est acquis. Peut-être jamais n’a-t-elle été félicitée ainsi, elle n’est plus la même. Devenue complice, voleuse, elle a perdu son assignation au sans-monde.

Il part en voiture avec le directeur pour qu’il lui ouvre le coffre de la banque. Wanda, arrêtée par un policier, perd sa trace. Le directeur dit à Dennis : « Tu ne peux pas réussir. Ton coup va rater ». Ils pénètrent dans la banque, son revolver braqué sur le directeur. « C’est un hold-up » dit celui-ci, tandis que Wanda est relâchée par le policier et cherche son chemin vers la banque. Le coffre est ouvert, l’alarme se déclenche. La police est avertie. On sort des valises de billets du coffre, mais la police arrive sur place. Dennis n’a pas le temps de réagir, il est tué (mais lui ne tue personne)21. Dehors, Wanda catastrophée assiste à la scène22. Elle pleure. Elle va dans un café, où la télévision annonce que Norman Dennis est mort. La bombe était factice. Le coup de Dennis était trop ambitieux, il ne pouvait pas réussir, c’était une sorte de suicide. Dennis ne pouvait pas l’ignorer, il était déjà en deuil de lui-même. À sa quatrième occurrence, la mort quasi-volontaire de l’homme qui lui ressemble ouvre à Wanda la possibilité du deuil. En disparaissant, il a emporté avec lui l’ancienne Wanda. Il faudrait qu’elle le remercie pour ce double deuil – celui de l’autre et celui d’elle-même, il faudrait qu’elle honore la dette apparue dans le cours du film23, mais comment ? Il n’y a pas de mode d’emploi. Ils ont pris le même itinéraire dans le train de la fuite, mais ce train ne les a pas conduits au même endroit. 

Un militaire la drague, la conduit dans une décapotable rouge vers une carrière désaffectée. Il l’embrasse, tente de la violer. Elle se révolte, se dégage, tape dessus, se sauve, s’enfuit dans les bois, tombe, se fait mal, pleure. Elle avait consenti à coucher avec un représentant de commerce dans un hôtel miteux, mais elle ne répétera pas la même scène avec un militaire dans une carrière sordide. Elle ne l’accompagnera pas, ne sollicitera aucune protection. Ce refus, initié par une crise de larmes, est-il la marque d’une indécision, ou d’un changement ? C’est toujours Wanda, mais ce n’est plus la même. Elle arrive près d’une maison, ne sait pas quoi faire. Une fille l’invite à entrer. Le film se termine avec Wanda assise sur une banquette en cuir, dans un bar où l’on fait la fête. Au son de la plus américaine des musiques country, les fêtards lui offrent de la nourriture, un verre de bière et des cigarettes. Assise avec les autres, entre les autres, elle boit, mange, fume. 

Une voix a commandé à Wanda : Pars ! Elle a écouté cette voix plutôt qu’une autre qui lui aurait conseillé la prudence, la sagesse ou la raison. Nul ne sait d’où venait cette voix qui ne lui commandait pas de s’abandonner ni de se perdre, mais de vivre sans condition, sans se soumettre à aucune réciprocité, aucune morale, sans accepter aucun engagement ni compromis qui pourraient la faire revenir en arrière. L’épreuve était plus difficile que celle de l’Abraham biblique car il lui fallait sacrifier ses enfants sans s’appuyer sur aucune promesse, aucune bénédiction. Il n’y avait à l’horizon ni terre promise, ni descendance innombrable, rien d’autre que l’hospitalité anonyme des fêtards. Rien (aucun nom divin) ne l’assurait du succès, rien (aucun ange) ne lui garantissait la survie.

Le film s’arrête sur une image gelée24 de son visage immobile. La dernière image fixe, immobilisée comme une photo, autorise toutes les hypothèses. Elle laisse le voyeur absolument libre. Il est possible que Wanda retrouve le chemin de l’échange, qu’avec ou sans passage par la prison cette aventure la conduise à revenir dans le carcan de la société ; mais il est possible aussi qu’elle reste toujours, jusqu’à la fin des temps, sans dette, hors dette, asociale25. C’est peut-être ce que suggérait Barbara Loden quand, dans une interview, elle a proféré : In my opinion Wanda is right and everyone around her is wrong26. S’il y a révolte, féminisme, émancipation dans ce film, c’est dans le fait même de l’avoir réalisé. Barbara Loden est restée fière, jusqu’à sa mort, de l’avoir fait. Par ce film son prénom (la barbare) et son nom nous ont été transmis. Barbara-Wanda la vandale est restée vivante. Enfin Wanda se trouve à un nouveau début. Elle commence, et pour la première fois ce n’est pas un recommencement. Elle a pris le plus grand risque, le plus aventureux, celui qui laisse ouvertes toutes les options.

  1. Faible budget, improvisation, équipe très réduite, Michael Higgins comme seul acteur professionnel (mis à part, peut-être, Barbara Loden), montage effectué par le photographe Nicholas Proferes qui n’est même pas crédité officiellement, tout dans ce film s’écarte de la production habituelle d’un film. ↩︎
  2. Barbara Loden a écrit le scénario, elle a réalisé elle-même ce film dont personne ne voulait, elle y joue le rôle principal. Ce n’est pas sa vie qu’elle raconte, il n’y a rien d’autobiographique dans le film, mais chacun peut percevoir, dès le premier instant, qu’entre l’actrice et la réalisatrice, le lien est étroit ↩︎
  3. Citation de Marguerite Duras, dans une conversation avec Elia Kazan publiée dans les Cahiers du Cinéma en décembre 1980, trois mois après la mort de Barbara Loden : « Je considère qu’il y a un miracle dans Wanda. D’habitude, il y a une distance entre la représentation et le texte, et le sujet et l’action. Ici, cette distance est complètement annulée. Il y a une coïncidence définitive entre Barbara Loden et Wanda ». ↩︎
  4. Première allusion funéraire. À chaque étape de l’histoire, Wanda doit mourir un peu. ↩︎
  5. Deux heures : le divorce n’a pas de substance, ce n’est qu’une procédure. ↩︎
  6. Cette prostitution occasionnelle n’a aucune signification pour elle, car l’homme de passage ne fait que remplacer le mari. ↩︎
  7. Elle n’est cependant pas sans prénom – car ce prénom original, Wanda, lui a bien été donné par quelqu’un (c’est Barbara Loden qui l’a choisi, ce qui ne résout pas la question de son origine dans le film). Voici ce qu’en dit un site spécialisé dans les prénoms : Wanda est issu du bas latin Vandali, transcription du nom d’une tribu germanique originaire des bords de la Vistule. Ce peuple, les Vandales, envahit et dévasta la Gaule, l’Espagne et une partie de l’Afrique du Nord au début du Ve siècle. Les Vandales symbolisèrent par la suite la barbarie et la violence. Le mot vandale devint synonyme de voleur, de pillard, de destructeur du patrimoine artistique (vandalisme). Le nom de Wanda resta jusqu’au XIXe siècle assez confidentiel, attribué presque uniquement dans les pays slaves. La romancière anglaise à succès Ouida (1839-1908) le fit connaître en Grande-Bretagne avec son roman Wanda, publié en 1883, et il se répandit ensuite dans les pays anglophones où il est toujours en usage, surtout chez les Noirs américains. Wanda, qui n’a rien d’autre, elle est son nom, son prénom. [Peut-être Barbara Loden ignorait-elle tout cela, car elle dit que Wanda est un prénom polonais, qu’elle a choisi parce que Wanda est de souche polonaise (Wanda Goronski)]. ↩︎
  8. Peut-être provisoire. ↩︎
  9. Norman : « Let’s go » ; Wanda : “Here, thank you”. ↩︎
  10. Wanda est doublement indigne : au vu des critères officiels, puisqu’elle abandonne enfants, maison, mari. Mais aussi au vu des critères féministes, parce qu’elle quitte la dépendance d’un homme pour se remettre immédiatement sous la dépendance d’un autre (Isabelle Huppert). ↩︎
  11. Qu’elle ait gardé les photos montre qu’elle n’était pas si indifférente à ses enfants. Pour trouver sa liberté, elle devait, vis-à-vis des autorités, faire croire à son manque d’empathie. ↩︎
  12. Ce film a reçu le prix de la critique au festival de Venise en 1970, il a été projeté à la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes en 1971 puis il est sorti en France avec retard, en 1975, et encore en 1982 (grâce notamment à Marguerite Duras), puis en 2003, grâce à Isabelle Huppert qui a racheté les droits avec Ronald Chammah. (Si, en France, il est sorti plusieurs fois, c’est parce qu’il ne pouvait pas cesser de nous hanter). C’est devenu un film-culte, comme on dit, sur lequel Nathalie Léger a écrit un supplément en 2012 – et pourtant on en parle rarement. C’est un film peu cité, que la cinéphilie américaine a ignoré jusqu’aux années 2000. Une fois vu, il ne vous lâche pas, il vous marque, peut-être à cause de la mort prématurée de Barbara Loden en 1980, d’un cancer du sein, à l’âge de 48 ans. Bien que le film soit inspiré d’un fait divers, Barbara Loden a reconnu sa dimension autobiographique. N’a-t-elle pas quitté ses grands-parents maternels, qui l’élevaient à la suite du divorce de ses parents, à l’âge de 16 ans, puis été pin-up, mannequin et danseuse avant de devenir actrice, n’a-t-elle pas divorcé une fois avant de se marier à Elia Kazan, qui avait 33 ans de plus qu’elle ? N’a-t-elle pas joué le rôle de Marilyn Monroe, en 1964, dans une pièce d’Arthur Miller intitulée Après la chute ? Elle aussi a été mère de deux fils – dont Kazan s’est occupé pendant la réalisation du film. Presque tout ce qu’on sait d’elle vient des récits des hommes : son mari Elia Kazan, le photographe Nicholas Proferes et des témoins qui l’ont connue lorsqu’elle enseignait le théâtre. Elle a écrit quelques scénarios, sans jamais réussir à les réaliser. On dit qu’elle n’a pas laissé d’autre trace que ce film-testament, ce film unique, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Elle a laissé quelques interviews et réalisé en 1975 un film éducatif d’une demi-heure où elle joue Delilah Fowler, une femme qui a tenté de survivre solitairement, vers 1869, dans la plaine du Kansas. Jamais, dans le film comme dans la vie, Barbara Loden n’est une héritière. ↩︎
  13. C’est comme si le film entier avait été tourné sur un terrain vague. Elia Kazan a été tellement impressionné par le travail en petite équipe, en toute liberté, loin de la pesanteur et des contraintes du système hollywoodien, que son film suivant, Les Visiteurs (1972), a été réalisé de cette façon, avec, notamment, Nick Proferes à la photo en pellicule 16 mm couleurs gonflée.  ↩︎
  14. Une anecdote de tournage rapporte que le personnage incarné à l’écran par Michael Higgins (Mr Dennis) portait des costumes ayant appartenu à Kazan (selon Louis Carré dans Wanda à la dérive, le sujet « raccord » de l’utopie et du quotidien). ↩︎
  15. Dans le livre-film presque contemporain d’Elia Kazan, L’Arrangement (1967-69), Eddie quitte lui aussi sa famille, sa femme, sa fille, sous la conduite d’un ange, féminin celui-là, nommé Gwen, un nom qui consonne avec Wanda. Barbara Loden, qui était à l’époque l’épouse légitime d’Elia Kazan, avait été pressentie pour jouer ce rôle mais elle a été écartée par les studios, ce qu’elle n’a jamais pardonné. C’est finalement Faye Dunaway qui incarne Gwen : elle aura été actrice, metteuse en scène, et aussi (sans le vouloir) inspiratrice. Eddie répond à une voix invisible, inaudible, qui lui commande la rupture. Comment interpréter ce chiasme étrange ?  ↩︎
  16. En 1971, Barbara Loden a déclaré au Los Angeles Times : “I had no identity of my own. I just became whatever I thought people wanted me to become. Like Wanda, I had no focal point in my life”. ↩︎
  17. Il s’agit en réalité d’une sorte de parc d’attraction, Holy Land, situé à Waterbury, dans le Connecticut. ↩︎
  18. Et aussi répondre de l’impossible. ↩︎
  19. Pour la faire agir, la subjectiver, il faut l’appeler par son prénom. ↩︎
  20. On ne voit pas la scène, qui aurait été ratée ou perdue au montage. ↩︎
  21. Comme elle l’explique dans son livre, Supplément à la vie de Barbara Loden (POL, 2012), Nathalie Léger a suivi ses traces sur les lieux de tournage. Elle a cherché dans les archives et par miracle elle a retrouvé la coupure de presse du Sunday Daily Newsqui raconte, le 27 mars 1960, l’histoire d’Alma Malone, dont Barbara Loden s’est inspirée. On retrouve dans ce fait divers à peu près l’histoire de braquage raté du film, avec un Monsieur Ashley à la place de Monsieur Dennis. Alma Malone a été condamnée à 20 ans de prison.  ↩︎
  22. Après le tribunal, c’est la seconde occasion où elle arrive en retard à un rendez-vous avec un homme. ↩︎
  23. La véritable Alma Malone a été capturée et jugée. Elle aurait remercié le juge pour cette condamnation, si l’on peut ainsi interpréter la phrase : « I’m glad it’s all over ». Elle a fait dix ans de prison puis a disparu des radars. Barbara Loden a trouvé, avec la scène des fêtards, un équivalent de cet aboutissement – car on ne sait pas ce que devient Wanda, elle disparaît des radars.  ↩︎
  24. Freeze frame. ↩︎
  25. Avec ce film unique, Barbara Loden est restée elle aussi sans dette, hors dette, asociale. Elle avait pourtant des projets, dont celui d’adapter Lulu, de Wedekind, ou L’éveil, de Kate Chopin, un roman de 1899 dont l’héroïne laisse partir à vau-l’eau sa maison. On peut dire qu’elle avait de la suite dans les idées – pas de hasard dans Wanda↩︎
  26. « À mon avis, c’est Wanda qui a raison, et tous les autres, autour d’elle, ont tort ». ↩︎
Vues : 18

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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