Feu Follet (Joao Pedro Rodrigues, 2022)

L’amour homosexuel, tenant-lieu de République fraternelle

Le prince Alfredo, aîné de sa fratrie (qui disparaîtra avant lui, dans des conditions obscures) était prédestiné à devenir roi1, mais devant les incendies qui ravagent son pays, il fait un autre choix : devenir sapeur-pompier. Sa famille ne s’y oppose pas et l’envoie faire ses classes dans une caserne. C’est là qu’il rencontre Afonso, chargé de le former, dont il tombe amoureux (c’est réciproque). Entre le prince à peau blanche et le pompier à peau noire s’instaure une romance qui ne semble pas gêner la troupe des pompiers, elle-même constituée d’homosexuels qui se mettent volontiers à nu pour imiter les grandes œuvres de l’art classique2. Dans ce monde presque uniquement masculin, où les quelques femmes admises – la reine revêche et hyper-conservatrice, la directrice de la caserne obèse et la jeune pompière plate aux cheveux courts – sont réduites à des figures caricaturales et ridicules, la survenue d’un couple gay ne surprend personne. Le couple s’intéresse peu au monde extérieur. S’il intervient dans les forêts, ce n’est pas pour éteindre les feux qui les ont déjà ravagées, c’est pour faire l’amour3. Pour introduire Alfredo au statut de pompier, Alonso lui explique surtout comment attiser les feux sexuels : caresser celui qu’on sauve, distinguer la forme de différents pénis. Ce savoir-là semble être, pour lui, la quintessence de l’histoire de l’art. À la mort de son père, Alfredo ne refuse pas de régner, mais il règne sans régner puisqu’il ne fait rien. Le discours écologique inspiré par Greta Thunberg est oublié depuis longtemps, et les questions politiques ne semblent pas l’intéresser particulièrement. Quelques décennies plus tard, il meurt en compagnie d’une religieuse et d’un petit garçon – qui bien sûr joue aux pompiers. D’ailleurs seuls les pompiers homosexuels sont admis à la cérémonie funéraire (sous une croix christique), sauf deux femmes, deux bavardes, deux mégères qui ne sont là que pour colporter les rumeurs. 

On peut se demander pourquoi ce film « inclassable et enthousiasmant », « qui nous sauve de l’asphyxie » fait (presque4) l’unanimité de la critique. Gloire à un nouvel art pompier ! dit Joachim Lepastier, réjouissant espace de liberté dit Olivia Cooper-Hadjian, parenthèse enchantéeutopie de la jouissance (Critikat), utopie amoureuse (Hugo Kramer), le meilleur film de pompiers depuis Flammes, d’Adolfo Arrieta, en 1978) (Luc Chessel), un film élégant et débridé, beau, libre et authentiquement fou(Lelo Jimmy Batista), un univers magique, hilarant, mélancolique (Clarisse Fabre), une ode à la nature(Thibaut Grégoire). Il est vrai qu’il mélange tous les genres : conte, satire, fantaisie et comédie musicale5, chorégraphique, burlesque, pornographique (une pornographie normalisée où l’éjaculation tient lieu de militantisme, et dont on imagine difficilement qu’elle puisse faire bander). Il est à la fois procolonial et anticolonial6, royaliste et républicain, anti-raciste et bourré de clichés, poétique et obscène, humoristique et triste, etc. Il semblerait qu’il y ait de quoi satisfaire tout le monde, mais cela n’interdit pas de tenter une autre interprétation. De scène érotique en scène érotique, de photographies en godemichés, le pénis masculin7 est le cœur du film8. C’est son sceptre, son symbole, qui se transmet sans trop de heurts de la monarchie (chrétienne) à la république (présidée par un musulman), ce qui conduit à poser quelques questions. De quelle république s’agit-il ? Une république sans femmes, sans hétérosexuels, sans ouverture vers l’autre ? Une république où l’enfermement dans un groupe « fraternel » (c’est-à-dire composé uniquement de frères, à l’exclusion des sœurs) prend la forme d’un rituel quasi religieux ? Une république où le sexe est remplacé par la masturbation réciproque ? On s’étonne que #metoo n’ait pas réagi à ce paroxysme de sexualité mâle, rythmé par la fermeture de portes coulissantes. Il est vrai qu’ici le male gaze ne se porte pas sur des nudités féminines. Il a mieux à faire : garantir la pérennité du plaisir phallique. 

Dans un monde où le droit au plaisir tend vers le devoir de plaisir9, il faut, pour confirmer ce droit-devoir, des confirmations publiques, des apologies. Qui peut contester la prévalence du jouir sur toute autre considération ? Qui peut contester le droit absolu de profiter, ici et maintenant, des plaisirs légitimes ? En la transposant sur le plan politique, le film va loin dans cette apologie. Il n’est pas interdit de se demander en quoi il est typique de l’époque. La montée des LGBT (voire 2SLGBTQ+10) témoigne de la crise d’un modèle patriarcal fondé sur la stabilité des genres et la hiérarchie des valeurs. De quel autre modèle cette crise pourrait-elle accoucher ? En juxtaposant des fraternités (ou sororités) indifférentes les unes aux autres, pour ne pas dire concurrentes, on risquerait de multiplier les frontières. Cela pourrait ne pas déboucher sur une seule République des jouisseurs, mais sur des Républiques avec chacune ses règles et ses obligations. Qu’est-ce qui m’oblige à jouir de ce qui, d’habitude, m’est indifférent ? On peut, en analysant les dé-limitations de ce film, poser la question d’une « jouissance laïque »11, qui reste à inventer.

  1. Au Portugal, la monarchie a disparu en 1910, mais cela n’empêche pas la présence d’héritiers. ↩︎
  2. Du Caravage à Velasquez et Francis Bacon. ↩︎
  3. Une forêt de cendre où rien ne semble survivre du vieux monde. ↩︎
  4. Les Nouvelles du Front restent lucides, et il y en a probablement d’autres. ↩︎
  5. Une chorale d’enfants chante « Un arbre, un ami », chanson tirée d’une comédie musicale des années 80. ↩︎
  6. Dans la salle à manger royale, on peut voir le tableau de José Conrado Roza Le Mariage de la nègre Rosa devenu La Mascarade Nuptiale (1788) qui montre le mariage de Dona Roza, naine de cour à la peau noire et suivante préférée de la reine Marie Ière du Portugal, qui a régné de 1777 à 1816. Les mariés sont juchés sur une calèche et accompagnés d’un cortège de personnage, tous de petite taille, issus des différentes contrées de l’empire colonial portugais. Dans ce zoo privé de la reine, l’indigène est fétichisé, réduit à une curiosité miniature. ↩︎
  7. Ce sont bien sûr de faux pénis surgonflés. Les effets spéciaux ne font que gonfler encore plus leur dimension érectile. ↩︎
  8. Je chante pour que se termine l’âge de la royauté et qu’advienne l’âge du phallus déclame, à la fin du film, un chanteur de fado (mâle efféminé, bien entendu). ↩︎
  9. La gêne que suscite le film est peut-être une gêne à l’égard de cette obligation. ↩︎
  10. Bispirituel, Lesbien, Gay, Bisexuel, Transgenre, Queer et autres. ↩︎
  11. Ni exclusivement phallique, ni exclusivement féminine, mais privilégiant la jouissance de l’autre. ↩︎
Vues : 3

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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