La Montagne (Thomas Salvador, 2022)

Laisser venir l’hybride à même le corps, hors discours

Quand, au cours de la présentation d’un robot à un public anglophone, Pierre1regarde longuement vers la fenêtre, que voit-il ? Une montagne, sans doute, mais pas seulement. Il voit autre chose qui n’est jamais verbalisé dans le film – quelque chose comme son éloignement, sa liberté, sa métamorphose. À ce moment, ce qui arrive en lui, c’est qu’il faut qu’il parte. Il hésite encore un peu, on le voit sauter du train à la dernière seconde, mais déjà, il ne peut plus résister, l’appel est inscrit dans son esprit, dans son imaginaire, dans son prénom, Pierre, la décision est prise en lui. Quel appel ? Il ne le sait pas et ne le sera peut-être jamais, mais ce n’est pas un appel auquel on puisse déroger. C’est une injonction, un commandement. Il semble en avoir une idée, sinon pourquoi achèterait-il du matériel, une tente ? Mais cette idée reste imprécise, sans concept, elle n’a même rien de très original. Rompre avec un métier qui ne l’intéresse pas, s’isoler un moment en altitude, se ressourcer, voilà qui ressemble aux motivations habituelles du touriste. Il n’est pas le seul à grimper sur la mer de glace, pas le seul apprenti-alpiniste à solliciter un guide qui l’aidera à maîtriser les techniques de l’escalade, pas le seul à écrire une carte postale à sa maman, pas le seul à choisir la plus jolie cheffe cuisinière, Léa2, pour lui demander un service. À ce stade, il est encore comme tout le monde, comme n’importe qui, sans projet, sans attente particulière. Il emprunte le téléphérique3, respecte les sentiers et les balises posées par les hommes. Pierre est un type modeste, il n’est pas du genre à vouloir faire des découvertes (au sens scientifique du terme), à les claironner devant les médias – et d’ailleurs, on a bien l’impression qu’à la fin du film, il ne dira rien à personne. 

Et pourtant quelque chose arrive, entre lui et la montagne, un événement. Il ne se borne pas à l’escalader de l’extérieur, il s’y mêle, il s’y introduit sur un mode qui n’est pas celui de la pénétration ni de la possession, mais du mélange, de l’hybridation, si ce mot convient, car on n’en trouve guère pour nommer ce qui se passe4 : la découverte d’étranges créatures lumineuses, qui n’apparaissent que la nuit dans les fissures de la montagne5. Adoubé par ces choses qui s’introduisent dans sa tente, contaminé par leur aptitude à se fondre dans la montagne, il se laisse entraîner lui aussi, jusqu’à la perte totale de contrôle. On ne saura pas s’il garde le moindre souvenir de son voyage à l’intérieur de la roche. Quand il s’en extrait, le lendemain matin, il se trouve que Léa est venue le chercher. Le récit dérive alors vers une histoire d’amour. La nuit venue, Léa découvre la seule trace qui reste de ce voyage : son bras phosphorescent. Elle le regarde à peine surprise, sans rien dire. La singularité du film tient à ce rapport muet entre Pierre et la montagne, rapport dont la jeune femme devine l’étrange teneur car elle sait, par intuition, qu’il ne faut poser aucune question. La réponse, dit-on, étant dans la question, l’interrogation serait vaine. À propos de ce film, la presse parle de retour à la nature, mais il ne s’agit pas de cela. Comme l’a expliqué Bruno Latour, si la nature était autonome, l’homme pourrait s’en distinguer, ce qui n’est pas le cas. L’expérience de Pierre est étrangère à cette dissociation. 

Sans porter aucun message explicite, ce film est très politique. Ce qu’on nomme « la nature », dit-il, ne nous est pas étranger. Elle nous pénètre comme nous la pénétrons. Le discours courant comme le discours scientifique (les seuls dont nous disposions) reposent sur des vieux mots qui peinent à en donner la vérité. Dans ces conditions nous n’avons pas d’autre choix que l’action. Pour agir, les robots et la technologie moderne sont inadéquats. Soit ils ne servent à rien, soit ils sont nocifs, soit ils sont insuffisants. Il faut expérimenter un entremêlement d’un type nouveau, à même le corps, un enchevêtrement qui, jusqu’à aujourd’hui, manque de concept.

  1. Interprété par le réalisateur, Thomas Salvador, qui est à la fois danseur, acrobate, alpiniste, voire magicien : le garçon sérieux qui fait des trucs un peu fous, dans la lignée de Buster Keaton ou de Jacques Tati. ↩︎
  2. Interprétée par Louise Bourgoin. ↩︎
  3. Il s’agit du téléphérique du Midi, à Chamonix, qui monte à 3800 mètres. ↩︎
  4. Dans une interview, Thomas Salvador déclare : « Je crois que je fais des films pour explorer et ressentir des choses sur lesquelles je ne saurais pas mettre de mots, mais que je sens que je dois vivre. Il faut que je les vive, donc il ne faut pas que je les sache » (Libération, 2 février 2023). ↩︎
  5. La montagne, dit un des personnages, n’est qu’un tas de roches et de glaces qui peut s’effondrer à tout moment. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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