Les Crimes du Futur (David Cronenberg, 1970)
On ne peut pas guérir du « cancer créatif », cette maladie mortelle qui produit toujours, sans raison, de nouveaux organes dont il faut faire le deuil
Le monde est fini (Paul Celan)
On ne peut pas guérir du « cancer créatif », cette maladie mortelle qui produit toujours, sans raison, de nouveaux organes dont il faut faire le deuil
L’effondrement d’un monde, réduit à sa pure représentation photographico-cinématographique, sans analyse, ni contexte, ni récit, ni signification
Inconditionnelle, la souveraineté est insoutenable mais digne; prise dans les calculs et les compromissions, elle s’auto-détruit dans l’indignité
Souverain, le roi doit pouvoir, dans le domaine qu’il a choisi, affirmer sans compromis ni condition la loi qui lui est propre
Quand s’arrête le mouvement de la différance, quand s’épuise la supplémentarité, alors l’artiste meurt, fasciné par la beauté – mais un autre artiste (Visconti) peut prendre la suite
Exhiber, par la mise en jeu d’un corps nu, les ressorts cachés d’une soumission qui épuise la personne, la vie sociale, anéantit l’avenir
Pour remédier à des violences insupportables, des blessures irréparables, il faut un amour sauvage, hors norme, inconditionnel et illimité
Là où j’ai vécu, je ne suis plus chez moi, un cycle de vie s’épuise, du nouveau arrive de l’extérieur et s’impose à moi
Irréparable, impardonnable, le viol fait trou dans le monde, il ruine la vie et autorise toutes les transgressions.
On peut, en donnant lieu à un supplément pour l’autre, vivre plus que la vie
« Il faut porter l’autre », un commandement amoureux, indispensable, irréalisable, indéfiniment répété, impossible et nécessaire
Sans habitat, sans passé, sans futur, sans monde, il ne reste que les pleurs
La tentation d’une mise en abyme autobiocinématographique sans fin, où le film ne renvoie qu’au film et le cinéma qu’au cinéma
Le délire de souveraineté détaché du monde, ni crédible ni légitime, ne peut conduire qu’à l’autodestruction
Ni la vie, ni l’amour, ni la vérité n’ont de sens, pas plus que le jeu d’acteur qui les mime, alors il faut s’en retirer – c’est triste, on en pleure
Pris dans une confrontation stérile, sans raison ni projet, le jeune désorienté n’a d’autre choix que de se retirer lui aussi, sans raison, sans justification ni projet
« Je suis mort », dit-il en annulant tout engagement, tout devoir, toute dette, y compris la promesse amoureuse de celle qui voudrait le rejoindre en offrant, elle aussi, « ma mort »
Porter l’autre, en prendre le deuil, dans l’espoir de donner à ce qui aura été vécu une signification supplémentaire<<<;
On peut, par le cinéma, fabriquer un ersatz de multivers par lequel s’instille le retour obsédant de la spectralité
Enfermement et décrépitude sont indissociables; avec la clôture des frontières, toujours plus impérieuse, la déchéance ne peut que faire retour.
Du vacarme de la guerre, on ne peut rien dire : elle ne répond pas.
« Dans sa folie, ma mère m’a fait le plus beau des dons : l’exigence d’une responsabilité infinie ».
À travers ses manifestes, l’art en personne déclare : « Sauf l’art, rien ne peut être sauvé »
Il faut, pour un deuil, partager la mémoire, la parole, le corps et les secrets du mort.
Pour se dégager du monde ruiné, disloqué, détruit, des Indiens d’aujourd’hui, il faut se dissocier du présent, ouvrir des possibilités inconnues, à venir.
Pour quiconque, il peut arriver qu’une décision souveraine, inconditionnelle, invite à la mutation, la transformation, l’hybridation.
Une hétérobiographie où, autour du secret préservé de l’autre, prolifèrent les autobiographies.
Un fil caché aussi ambigu qu’un pharmakon, qu’un hymen.
Même en l’absence de deuil, je porte en moi le monde de l’autre : « C’est l’éthique même ».
Un Christ déjà mort, sacrifié avant même sa naissance, anéantit l’avenir.
Une tragédie hétéro-thanato-graphique : « Tu es en deuil de toi-même, il faut que je te porte ».
Un jour vide, désespéré, point d’aboutissement d’un monde et d’un cinéma sans contenu ni transmission.
Notre monde s’efface, s’arrête, ce qui arrive est obscur, inconnu, absolument indéterminé.
Une singulière catastrophe amoureuse, incompréhensible, exceptionnelle et terrifiante, fait advenir une autre alliance, immaîtrisable et inconnue, entre la mort et la vie.
L’ange vivant de la mort appelle le photographe, il lui donne accès à un monde sans deuil, ni devoir, ni dette.
Les traces des civilisations disparues appellent un deuil inarrêtable, une hantise infinie, qu’aucun savoir ne peut effacer.
Il s’est souvenu d’autres vies et d’autres mondes qu’il a portés; un autre vivant surviendra, peut-être, pour les porter à nouveau.
Il faut, pour surmonter sa culpabilité, faire l’expérience de l’impossible.
Pour ouvrir un autre monde, à venir, il ne faut pas reproduire ce monde-ci.
Malgré les échecs, les refus, les démentis, persiste une confiance mystérieuse en l’autre.
Dans un monde sans salut possible, sans rédemption, sans promesse, sans avenir, il n’y a pas d’extériorité, on ne peut que revenir dans sa cage.
Tout commence par un appel, « Je suis morte » : pour que le visage qui précède introduise à celui qui, déjà passé, reste à venir.
Une désagrégation où, dans son opposition chimérique à l’animal, l’humain se déconstruit, jusqu’à la mort d’un enfant
Au vivant inconditionnellement étranger à « notre » monde (l’autiste), on ne peut répondre que par l’exception, elle aussi inconditionnelle : « Je dois te porter ».
Quand le mal radical répond, c’est dans la langue intraduisible d’un sacrifice terrible, inaudible, impardonnable
« Ce que Lola veut, Lola l’obtient »; un siècle plus tard, elle aura suscité son film porté par un célèbre réalisateur, aussi excessif et démesuré qu’elle-même.
S’ensommeiller, se retirer du monde, renoncer à l’archive, affirmer son unicité pour finalement, enfin, mourir vivant.
Il faut, pour faire son deuil, spectraliser le mort, car porter un cadavre en soi, avec soi, est mortifère ».
Pour faire un couple comme pour faire un film, il faut multiplier les deuils, porter les endeuillés.
« Viens! » dit le lieu sans vérité, sans contenu, qui en appelle aux croyances, aux mouvements, sans les déterminer (Khôra).
Pour se sauver, il faut affronter l’impardonnable.
On ne peut espérer communiquer avec un mort qu’à travers un dispositif de mémoire, un artefact, mais c’est impossible, ça ne marche pas, le récit reste inachevé.
Perpétuer le deuil comme tel, en jouir, c’est le nier : en s’appropriant les morts, on exerce sur eux pouvoir et souveraineté.
En laissant à la femme silencieuse son lieu, son pouvoir, on peut se dégager des rôles, des stéréotypes sexuels et sociaux.
Il faut garder l’avenir ouvert, sans préjuger de ses conséquences ni s’enfermer dans une définition préalable du bien et du mal.
« Il faut que je te porte », dit la terre, et tu répéteras le cycle.
« Il faut que je te porte », pour que tu m’ouvres les yeux.
En espérant que d’une pure intériorité, dans les limbes réticulaires de l’apocalypse, quelque chose pourra surgir.
Je regarde, depuis ma cachette, ce monde à la veille de sa disparition, puis je passe le témoin à un autre, sans le porter
Quand la mise en acte d’une justice inconditionnelle, non négociable, appelle une solidarité sans réserve.
En disparaissant, elles suspendent le monde dans lequel le film s’inscrit – sans laisser aucun indice sur l’autre monde.
Il vaut mieux, pour se dégager du deuil, choisir le pas de côté qui éloigne du réel.
Notre monde s’effondre, il n’y a personne pour nous porter et nous ne savons pas nous porter nous-mêmes.
Là où des cadavres se nourrissent de cadavres, ça ne fait plus monde, c’est sans monde.
On peut pallier, par l’œuvre, la perte d’un regard unique, irremplaçable.
Perdre un monde suppose de renoncer aussi à une part de soi , un quasi-suicide qui conditionne la possibilité de continuer à vivre.
Le sexe, un pharmakon qui, prétendant compenser ou remédier à la vacuité, creuse un vide encore plus profond.
S’appuyer sur le mythe le plus courant pour inventer un autre référent, tout aussi mythique.
Déliée de toute dette, elle reste paralysée au bord de l’inconditionnel.
Je renonce à suivre les commandements de la société, du père, pour devenir ce que je respecte vraiment : un nom unique, irremplaçable, et rien d’autre.
Un pouvoir/impouvoir transactionnel, dérisoire, exposé à la dangerosité imprévisible de pouvoirs souverains.
Plutôt que d’interpréter un rôle dans un film, il aura préféré jouer ce rôle dans la vie en se retirant d’un monde dans lequel il ne pouvait que mourir.
À une exigence de fidélité venue d’ailleurs, des ascendants ou d’Afrique, on ne peut répondre que par un sacrifice, ou à défaut en pleurant.
Ce film qui se termine par « rien » déclare, au-delà de tous les simulacres, rôles ou jeux sociaux, la valeur incommensurable de ce « rien ».
Archi-amour : ce sont tes dettes que j’acquitte, sans condition ni justification, au bénéfice d’un tiers.
Il faut, pour sauver les livres, sacrifier et sa mort et sa vie, mourir pour que vive l’à-venir des livres
Faire payer à l’autre l’écart entre survie et sur-vie.
Comment s’emparer d’une femme, la posséder par son secret, la garder par sa guérison – et surtout dérober son monde.
Quand l’ancrage territorial et temporel du cinéma risque de s’effacer, il faut attacher sa ceinture et continuer.
Dans les marges périphériques où le monde se perd, il n’y a personne pour me porter.
Dans un monde qui se déconstruit, il est tentant de se ruer sur les plaisirs, au risque d’aggraver le mal.
Un monde s’en est allé, il n’en reste rien d’autre que cette femme, la folle, l’exclue, qui ébranle à jamais « notre » monde.
Nettoyer, dans un pur linceul, la crainte et la culpabilité.
Et le spectre déclara à Madame Muir : “Il faut que je te porte”.
Quand le monde se délite, il faut préserver l’ultime courage : porter l’enfant à naître.
En portant l’enfant mort, le voyant fait le deuil de ce que lui-même a été.
Une cruauté gratuite qui s’exerce sans conflit, sans lutte de pouvoir, sans faute, sans intérêt, sans responsabilité ni culpabilité.
Il vaut mieux accompagner, porter, l’inarrêtable hybridation du monde.
L’utopiste, qui veut tout prévoir, n’attend plus rien de l’avenir.
Enfermé dans un lieu clos, hors-monde, inhabitable, il le transforme en déchetterie où il s’auto-détruit.
Au bout du compte, le dernier mot appartient au cinéma, car malgré tout, il porte encore la promesse.