Lola Montes (Max Ophuls, 1955)

« Ce que Lola veut, Lola l’obtient »; un siècle plus tard, elle aura suscité son film porté par un célèbre réalisateur, aussi excessif et démesuré qu’elle-même

Le film de Max Ophüls tente, par les moyens du cinéma, de rendre compte d’une vie extraordinaire, excessive, exceptionnelle, démesurée. Il lui faut pour cela un style aussi extraordinaire, excessif, démesuré, impliquant une dépense financière elle-même exagérée (« la production française la plus chère de l’histoire », disait-on1), avec un tournage en CinemaScope aussi spectaculaire que possible, agrémenté de couleurs clinquantes, criardes, prises dans un mouvement perpétuellement tourbillonnant d’une caméra dont on ne repère plus le point de vue. Le choix de raconter l’histoire en flashback ajoute un artefact supplémentaire à ce récit qu’on aurait quelque peine à croire, si Lola Montès (ou Montez) n’avait pas vraiment existé, et si elle n’avait pas vraiment précipité Louis Ier de Bavière dans sa chute avant de distraire par sa danse érotique les mineurs d’Australie. Bien sûr elle ne s’appelait pas vraiment Lola Montès. Comme la Joan Fontaine de Lettre d’une inconnue (Ophuls, 1948) et la Danielle Darieux de Madame de… (Ophuls, 1953), elle n’avait pas vraiment de nom. Née Marie Dolores Eliza Rosanna Gilbert, elle avait choisi elle-même son pseudonyme pour justifier de fausses origines hispaniques, et le roi préférait l’appeler par son petit nom, Lolita2. Le film n’est pas construit de son point de vue 3, mais du point de vue du spectateur de cirque qui la voit exhibée, enfermée dans une cage d’où elle interprète son propre personnage. Telle est l’originalité première : présentée comme un animal de cirque, la danseuse joue son propre rôle raconté par un Monsieur Loyal4 qui tient le tiroir-caisse. Aussi mauvaise danseuse que Martine Carol était mauvaise actrice, elle garde un masque figé, blafard, autour de ses lèvres rouges. En racontant l’histoire à partir de la fin, Max Ophuls laisse entendre que son destin était tracé à l’avance. Après une succession impressionnante de hauts et de bas, il fallait qu’elle chute. Le réalisateur, qui a lui-même vécu à l’occasion de ce film une belle dégringolade5, multiplie les escaliers, les étages, les échelles, les ascensions et les descentes pour aboutir à un film circulaire qui commence et se termine par une diligence. La courtisane née aux Indes, installée en Angleterre puis à Madrid, passée par Rome, la Bavière, la Pologne, Paris, les Etats-Unis, l’Australie, erre plus que Max Ophuls lui-même, qui s’est contenté de circuler entre l’Allemagne, les Etats-Unis et la France.

On peut se demander qui est véritablement l’auteur de ce film. Est-ce Max Ophuls, les producteurs à l’origine de cette commande dont ils ont eu l’idée à partir d’un roman en préparation de Cécil Saint-Laurent 6, ou Lola Montès elle-même ? Après tout, il n’est pas déraisonnable de penser que son spectre puisse être encore actif. Un personnage comme celui-là ne pouvait pas être oublié, il fallait le porter. On sait qu’elle est morte à demi paralysée après son AVC. Sa collection d’amants complaisamment citée par toute la presse (Franz Liszt, Alexandre Dumas fils, Louis Ier de Bavière pour les plus célèbres, sans parler des jeunes gens de passage) ne lui aura pas suffi, elle aura réussi à en séduire un de plus post-mortem. Entre la démesure d’une vie et la démesure esthétique d’un film, il y a un rapport direct. Si, par exemple, on compare Lola Montès à certains films de Werner Herzog qui jouent sur la démesure, comme Aguire (1972) ou Fitzcarraldo (1982), on remarque qu’Herzog a dû en rajouter par rapport ses sources, tandis que la vie de Lola Montès est peu éloignée de celle qui est décrite – à la hauteur des sa réputation7. On peut dire qu’ayant réussi son retour spectral, elle n’aura pas totalement échoué. Si le film est aussi mouvant, c’est pour montrer qu’après sa chute et même après sa mort, elle peut encore rebondir. Il en va de même pour le film : la version initiale qui avait disparu a fait retour vers 2020, restaurée (c’est-à-dire préfabriquée au plus près possible de l’original) avec le soutien de la Cinémathèque Française. En devenant un grand classique étudié dans les écoles, porté par les critiques et les universitaires, ce film détesté, méprisé, a fabriqué ses propres suppléments. Nul doute que Lola Montès aurait adoré (ou plus exactement : intensément joui de) cet ultime rebondissement.

  1. Suite à cet échec, Gamma-Film, importante société suisse, aurait fait faillite. ↩︎
  2. Pas si Lolita que ça, puisqu’elle avait déjà 25 ans au moment de son aventure. ↩︎
  3. Lola Montès est morte en 1861 d’un AVC aggravé par la syphilis, à l’âge de 39 ans. Le destin de Martine Carol, qui l’interprète, peut lui être comparé : vedette des années 50, mariée cinq fois, elle finit misérablement à l’âge de 47 ans dans une chambre d’hôtel de Monte-Carlo. ↩︎
  4. Interprété par Peter Ustinov. ↩︎
  5. Après l’échec de ce film, il est mort à 54 ans, c’est-à-dire à peine plus que Lola Montès (39 ans). ↩︎
  6. Le roman ne sera publié qu’en 1970. Cet auteur est aussi l’inventeur du personnage de Caroline Chérie, joué par Matine Carol. ↩︎
  7. Voici le récit fait dans un article de Jean-Michel Normand dans Le Monde (26 août 2020) de ses aventures en Bavière : « En 1846, sur le chemin de Vienne, Lola Montès fait halte à Munich où elle ne tarde pas à devenir la très scandaleuse égérie de Louis I er de Bavière. Le sexagénaire tombe littéralement sous l’emprise de ce tourbillon de 25 ans. Il s’affiche en public avec celle qu’il appelle « Lolita », la comble de faveurs et de rentes. La favorite critique les jésuites, s’entoure de jeunes gens aux idées avancées et impose ses quatre volontés au souverain. Elle obtient que soit congédié un cabinet qui lui est hostile et dicte la composition du suivant, surnommé par l’opposition le « Lolaministerium ». On raconte qu’elle use de la cravache pour se faire obéir des serviteurs voire des hauts fonctionnaires, mutliplie encore et toujours les amants. Dans l’opinion, l’hostilité monte. Elle culmine lorsque « Lolita » obtient la nationalité bavaroise et décroche le titre de comtesse de Landsfeld. La contestation se déploie avec d’autant plus de force qu’en cette année 1848, le « printemps des peuples » atteint la Bavière. L’université de Munich est fermée, les manifestations se multiplient et chaque apparition de Lola Montès déclenche une émeute. Vilipendée comme la courtisane qui aura achevé de pervertir un pouvoir anachronique et autoritaire, elle est finalement expulsée du pays comme un corps étranger. Suivra l’abdication du vieux souverain au profit de son fils, seule parade susceptible de sauver le régime. » ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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