Pacifiction – Tourment sur les îles (Albert Serra, 2022)

Un pouvoir/impouvoir transactionnel, dérisoire, exposé à la dangerosité imprévisible de pouvoirs souverains

C’est une méditation ambiguë sur la question du pouvoir. Ce haut-commissaire basé à Tahiti1 nommé De Roller (sans prénom) qui passe son temps à discuter, négocier, promettre des interventions qui ne lui coûtent rien, faire copain-copain avec tout le monde et n’importe qui, est une étrange figure de l’impuissance. Alors qu’il connaît tous les politiciens du territoire, il n’est pas au courant de ce que prépare son gouvernement. Il accueille un amiral au comportement bizarre, voit débarquer des marins sans raison apparente, mais n’a pas d’autre information que les rumeurs qui courent. Ses expéditions nocturnes pour tenter de repérer la présence de sous-marins (cachés, croit-il, par son gouvernement) ne lui apportent aucune certitude, et même la déclaration finale de l’amiral sur les nouveaux essais semble assez peu crédible2. Tout se passe comme si le film mettait en scène le retour spectral d’une activité nucléaire3 – comme s’il était impossible de l’oublier complètement ou d’en faire ce qu’on nomme habituellement un deuil réussi. Malgré la signature par le France du TICE (Traité d’interdiction complète des essais nucléaires)4, ces essais n’ont pas quitté les esprits de la population locale, qui n’en tire absolument rien de positif, bien au contraire. 

Il y a, au-dessus du « pouvoir » cadré, limité, voire dérisoire de ce haut-commissaire, trois autres puissances qui garantissent son impuissance : 

– le pouvoir central ou postcolonial qui maîtrise la force de frappe, pouvoir de destruction qui n’est pas seulement virtuel car il touche le milieu, l’environnement5. On ne peut pas discuter avec cette force venue de l’extérieur (ladite « métropole »), qui défend des intérêts géopolitiques exogènes, dont l’envoyé est un militaire à la fois grotesque (l’amiral qui se saoule, qui danse et fait danser) et muet.

– le pouvoir du peuple de Polynésie. La seule personne que De Roller refuse de prendre au sérieux est le jeune Matahi, représentant des populations locales qui affirme que, quoi qu’il arrive, il agira. Par leur aspect, leur corps tatoué et nu, leur comportement taciturne, leur étrangeté6, leur rapport différent au pouvoir (cf la danse qui imite le combat de coqs), ces gens sont incontrôlables, incalculables.

– le pouvoir des autres puissances impérialistes qui pèsent d’autant plus lourd qu’on ne comprend pas leur attitude. Ils sont encore plus souverains, encore plus imprévisibles que les autres, car encore plus extérieurs.

Perdu, balloté dans une ambiance de flottement, de glissement, de noyade progressive d’un monde7 où ces puissances anciennes pourraient être sur le point de s’effondrer, le haut-commissaire est celui qui manque le plus de souveraineté. Il est légitime, respecté de tous, mais ces privilèges masquent son impuissance et sa vacuité. Même s’il se tient bien droit dans son scooter, il peut à tout moment être emporté par les vagues. En invitant les populations à dialoguer avec ce faux négociateur en costume de lin blanc, cette espèce de baudruche à la chemise ouverte, cet homme politique sans politique, cet imposteur sincère aux espadrilles oranges, on espère qu’aucune protestation ne gênera vraiment les sphères décisionnelles, mais on est loin d’en être sûr. Le monde tahitien tente de résister, comme il tentait de résister lors des tournages précédents aussi apocalyptiques l’un que l’autre, Tabu (Friedrich W. Murnau et Robert Flaherty, 1931) et Les Révoltés du Bounty (Lewis Milestone, 1962)8, premiers témoignages de destruction d’un monde ancien. Condamné dès le départ, toujours exposé au risque de chuter encore plus bas, tout ce que peut faire celui qui reste malgré tout le représentant de l’autorité, c’est de se transmettre à lui-même des doléances qui n’iront pas plus loin. Dans cet univers, y a-t-il encore quelque chose qui puisse aller plus loin ?

  1. Le film ayant été tourné en plein confinement, on peut voir Tahiti vidée de sa population et de ses touristes, transformée en île de fantômes, ce qui contribue à la dimension crépusculaire du film. ↩︎
  2. Le plus calculateur des militaires peut ressembler au plus délirant.  ↩︎
  3. Du 2 juillet 1966, date du premier essai français dans le Pacifique-sud, jusqu’au dernier, le 27 janvier 1996, 46 tirs ont lieu au sol ou en altitude, puis 147 dans des puits souterrains, d’abord dans la couronne des atolls, puis, à partir de 1979, au milieu des lagons pour éviter le tassement des récifs. Sur les 193 essais nucléaires effectués, 167 ont eu lieu à Mururoa. Aucune mesure de protection n’a été prise pour les habitants. L’explosion de la première bombe H, le 24 août 1968, au-dessus de Fangataufa, a marqué un tournant. Cette bombe à fusion de 2,6 mégatonnes était 170 fois plus puissante que celle larguée au-dessus de Hiroshima en 1945.  ↩︎
  4. La France a ratifié le Traité le 6 avril 1998, mais il n’est toujours pas entré en vigueur à cause d’un nombre insuffisant de ratifications. ↩︎
  5. Pour les Polynésiens et les personnels affectés aux essais, les conséquences vont bien au-delà de l’arrêt des tirs : environ 2000 personnes résidaient, pendant les essais, dans le secteur défini par une loi d’indemnisation votée en 2010. Certains de ces essais ont eu des retombées radioactives « très importantes » en raison des conditions météorologiques sur les îles alentour, selon un rapport de la commission de la défense du Sénat de septembre 2013. En mars 2021, une enquête du média d’investigation Disclose a dévoilé que le niveau réel de radioactivité à laquelle les habitants de l’île ont été exposés lors des essais nucléaires aurait été sciemment sous-évalué. « Selon nos estimations, les doses reçues seraient entre deux et dix fois supérieures aux estimations établies par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) en 2006 », déclare le média à but non lucratif, financé par des dons.  ↩︎
  6. Étrangeté personnifiée par une jeune femme Trans, Shannah, qui entretient une relation ambiguë avec De Roller. Secrétaire, amante, informatrice, espionne, amie, son rôle ne sera jamais vraiment éclairci. L’actrice Pahoa Mahagafanau a été rencontrée lors d’un casting sauvage sur place. ↩︎
  7. Albert Serra : « Il s’agit de montrer la disparition de l’humanité, les résistances humanistes en train de céder » (Cahiers du cinéma, novembre 2002, p15). Et plus loin : « Pacifiction décrit un stade où ce genre de sentiments [humanistes] n’est même plus possible, parce que le concept de fin n’a lui-même plus de sens. Achever l’histoire par l’amiral fou à bord de son bateau, ce n’est pas tellement choisir une fin triste, mais une fin en forme de question insoluble : Dans quelle putain de direction se dirige ce bateau ? ». Et : « Le monde ne s’arrête pas, il s’enfonce sans même avoir la perspective de toucher le fond. »  ↩︎
  8. Le scénario d’Albert Serra s’appuie sur les mémoires de Tarita Teriipaia, Marlon Brando, mon amour, ma déchirure (paru en 2005), troisième épouse de l’acteur américain qui raconte comment le paradis terrestre de son enfance a été transformé par le tournage hollywoodien des Révoltés du Bounty. Tarita interprétait Maimiti, l’amour du lieutenant Christian (Marlon Brando). Ils ont eu deux enfants ensemble : un fils, Teihotu, et une fille, Cheyenne, qui se suicidera plus tard à Punaauia, autre commune de Polynésie française. La beauté des corps dans le film d’Albert Serra, c’est aussi la beauté fantomatique des corps de Tarita et Marlon – autre retour spectral. ↩︎
Vues : 3

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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