Fermer les yeux (Victor Erice, 2023)

Plutôt que d’interpréter un rôle dans un film, il aura préféré jouer ce rôle dans la vie en se retirant d’un monde dans lequel il ne pouvait que mourir

Quand Mikel Garay1, ancien écrivain, ancien réalisateur, dont l’horizon de vie ne dépasse plus désormais son jardin potager, sa roulotte et sa petite activité de pêcheur2, tente de se remettre à écrire, il ne trouve qu’une seule phrase qu’il efface aussitôt en la jetant à la poubelle : Plutôt que de faire un film, il a voulu faire de sa vie un film. Il ne se rend pas compte (ou peut-être pas encore) que cette phrase correspond au choix fait par son ami l’acteur Julio Arenas3 quand il a pris la décision de disparaître de ce monde. Plutôt que de jouer le rôle d’un personnage de cinéma parti en mission vers la Chine, il a laissé sur place ses chaussures et sa voiture, il a changé de vie, il est parti comme marin, voyageant de port en port pendant une vingtaine d’années. Qu’a-t-il fait pendant cette époque ? On l’ignore, il ne s’en rappelle pas, et d’ailleurs il ne se rappelle de rien, pas même de son nom. Si on le nomme Gardel, c’est à cause de sa faculté à chanter le tango. Mikel et Julio ont été des amis pendant leur jeunesse4, notamment pendant leur service militaire dans la marine. Tous deux ont connu la prison, ensemble, à l’époque de Franco, et tous deux ont choisi une profession dans le cinéma, les succès de Julio dans la carrière d’acteur et la vie amoureuse contrastant avec les échecs de Mikel, dans les mêmes domaines. Julio a eu une fille, Ana5, dont il ne s’est presque jamais occupé et qu’il a oubliée, tandis que Mikel a eu un fils, mort dans un accident de moto, dont il ne cesse douloureusement de se souvenir.

Le film joue sur le contraste entre un réalisateur qui a tout abandonné mais se souvient de tout, et un acteur amnésique qui a, lui aussi, tout abandonné, mais ne se souvient de rien. Un acteur a la faculté de tout oublier de lui-même pour jouer le rôle d’un autre. C’est ce que fait Julio, mais au lieu d’interpréter un rôle dans un film, il oublie réellement qui il est, y compris le fait qu’il a été acteur. L’acteur Julio Arenas semble avoir disparu, mais le monde du film dans lequel il tournait est devenu, pour lui, le monde réel – comme en témoignent quelques objets qu’il transporte avec lui. Gardel l’amnésique a fait son deuil d’un passé dont Mikel ne peut pas se détacher. Sans l’avoir voulu ni décidé, il faut que celui-ci porte les souvenirs de son ami disparu.

Autour de cette trame où l’acteur radicalise sa position d’acteur et le réalisateur s’oblige à mettre en scène une nouvelle rencontre avec son ami, se déploient d’autres trames. Tout tourne autour du regard. Dans le film abandonné6, intitulé Le regard de l’adieu, Julio Arenas, qui jouait le rôle de Monsieur Franch, avait pour mission de retrouver la fille d’un commanditaire, Monsieur Lévy, pour qu’elle le regarde mourir. Étrange mission confiée par un homme dont la motivation n’est pas de vivre avec sa fille, mais de mourir sous le regard de sa fille. Dans la dernière scène du film (il s’agit du film dans le film), la jeune Judith (renommée Qiao Shu de son nom chinois) reconnaît son père grâce à une chanson qui lui revient en mémoire, et lui ferme les yeux en pleurant. Il ne restait au vieil homme que ce seul désir : que ce soit sa fille, sa propre fille, qui lui ferme définitivement les yeux. Qu’arrive-t-il à l’acteur quand il assiste à cette scène ? Ce moment est celui où il commence à décider de quitter de monde. Monsieur Lévy meurt véritablement, ses souvenirs disparaissent avec lui7, tandis que Julio Arenas ne meurt que dans sa propre mémoire, qui persiste dans la mémoire d’un autre, Mikel. C’est le principe même du cinéma : quand on voit un film, on oublie la personne de l’acteur, et celui-ci, qui n’est plus qu’une image passive, est devenu aveugle. Seul reste notre regard sur le personnage du film. En Faisant de sa vie un film, l’acteur se retire comme sujet singulier. C’est ce que fait Julio, qui ne se rappelle plus rien du contexte du film. L’acteur est comme Monsieur Lévy, il meurt au moment où sa personne s’efface dans le regard de l’autre ; et lorsqu’on montre à Gardel le tout dernier film dans lequel il a joué, il préfère fermer les yeux. Il se rappelle que, pour la personne qu’il a été, je suis mort

Il y a dans ce film une dimension autobiographique. En le réalisant, Victor Erice a voulu, lui aussi, faire de sa vie un film. Il évite de raconter ce qu’il a vécu, mais choisit de donner une version déformée, fictionnelle, cinématographique, d’un épisode de sa vie. L’autobiographie se fait auto-bio-cinémato-graphie. Depuis L’Esprit de la Ruche (1973), où jouait déjà Ana Torrent8, Victor Erice n’a réalisé que cinq films. En 2002, il a été « empêché » de réaliser El Embrujo de Shangaï9, sur lequel il avait travaillé plusieurs années (1996-1997). Le producteur a choisi Fernando Trueba pour le diriger à sa place10. Cet échec douloureux, qui répète un autre échec intervenu en 199011, revient dans Fermer les yeux avec cette différence que ce n’est pas, cette fois, le producteur qui l’empêche de tourner, c’est l’acteur. Au retour spectral d’Ana Torrent, cinquante ans plus tard, s’ajoute le retour spectral de Monsieur Lévy. Âgé de 83 ans au moment de la sortie du film, c’est l’occasion pour Victor Erice d’évoquer, par son dernier regard de cinéaste, le film qu’il n’a pas fait. C’est l’occasion, pour lui, de trouver une survie dans le regard du spectateur.

Mikel continue à vivre, mais tout ce qui faisait son monde à l’époque de Julio a disparu : les films en salle, les pellicules argentiques, un réseau de valeurs, de certitudes et de savoir, le rapport à l’altérité. Il n’y a pas que Julio qui se soit éloigné du monde, il y a aussi Mikel et son ami Max12, et aussi Ana, la fille de Julio, et aussi la fiction remplacée par des émissions de télé-réalité comme Affaires non conclues13. Interviewé sur l’acteur disparu, il ne dit presque rien. Prendre la parole à Madrid, dans un univers où la mémoire ne peut être convoquée qu’au présent, n’aurait aucun sens. Mikel fait semblant de répondre, tandis qu’Ana sait spontanément qu’il ne faut pas, surtout pas, participer à cette supercherie. Tout flotte, tout est lavé par la pluie, sauf quelques traces auxquelles on tente (vainement) de se raccrocher : une photo, des objets, des noeuds de marin, les capacités de bricolage de Gardel, et surtout des chansons (étrangement toutes en langue anglaise) qui persistent dans la mémoire, dont celle du film Rio Bravo : My rifle, my poney and me, chantée par Mikel et ses voisins de campement. Dans ce flottement général, on peut se demander ce qu’il en est de l’avenir. En intitulant son scénario La promesa de Shanghaï, Victor Erice laissait entendre qu’il y avait une promesse, un avenir possible au cinéma (et au roman). Telle est la démonstration de son film : quoiqu’il en soit, malgré les pertes, les oublis, tout ce qui disparaît, le cinéma a encore un avenir.

  1. Interprété par Manolo Solo. ↩︎
  2. En Andalousie, là où aurait dû se passer la seconde partie du film Le Sud, que Victor Erice a écrite en 1983 et n’a jamais pu tourner. ↩︎
  3. Interprété par José Coronado. Le mot espagnol arena signifie sable, beau nom pour ce qui disparaît sans laisser de trace. ↩︎
  4. Au début du film (second plan) puis à la fin (dans le générique), on voit une statue de Janus, Dieu romain des passages, des commencements et des fins, une face tournée vers le passé, l’autre vers l’avenir. ↩︎
  5. Interprétée par Ana Torrent. ↩︎
  6. Trois niveaux temporels : 1947 : l’intrigue du film abandonné, La Mirada del Adios; 2000 = le tournage (partiel) du film abandonné; 2012 = l’intrigue du film de Victor Erice; 2023 = le film de Victor Erice, qui tente de renouer avec la mémoire. À comparer avec une autre série temporelle : 1941 : le film de Josef Von Sternberg; 1993 : le livre de Juan Marsé; 2002 : le film de Fernando Trueba, dont Victor Erice a été écarté; 2023 : le film de Victor Erice. ↩︎
  7. Sauf peut-être dans la mémoire de son serviteur chinois. ↩︎
  8. La petite fille qui, sans le savoir, risquait la vie de son père, doit accepter, une fois adulte et mère d’un fils, de ne pas être reconnue par son père. ↩︎
  9. En 1941, Josef von Sternberg a réalisé un film intitulé The Shanghai Gesture. En 1932, il avait déjà réalisé un autre film sur Shanghaï (avec Marlene Dietrich) : Shanghaï Express. Ces films ont inspiré le romancier Juan Marsé pour son livre Les nuits de Shanghaï, qui a à son tour inspiré d’autres films. Entre la littérature et le cinéma, peut-être n’y a-t-il plus de frontière. ↩︎
  10. De son point de vue, le producteur n’a pas eu tort, car le film de Fernando Trueba a été une réussite : nommé pour six prix Goya, il en a reçu trois, meilleure direction artistique, meilleurs costumes et meilleurs maquillages et coiffures (ce qui reste une récompense assez marginale). Le film raconte, comme le roman du même nom de Juan Marsé, l’aventure d’un maquisard qui, pendant la guerre d’Espagne, embarque pour Shanghaï afin de mener une mission très risquée. Il est très différent du scénario prévu par Victor Erice sous le titre La promesa de Shanghaï↩︎
  11. Une adaptation non réalisée de La Mort et la Boussole de Jorge Luis Borges. Victor Erice rappelle ce (mauvais souvenir) en réutilisant le nom de la villa de M. Levy, Triste-le-Roy. ↩︎
  12. Collectionneur de vieilles pellicules, Max affirme qu’il faut laisser venir la vieillesse sans peur et sans espoir↩︎
  13. Il aura fallu qu’on paye Mikel pour qu’il accepte de participer à cette émission-spectacle. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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