L’empire des sens (Nagisha Oshima, 1976)

Pour un homme, faire jouir une femme est un plaisir sans limite; on peut tout donner pour cela, y compris son sexe, sa vie

Sada1, ancienne prostituée, s’engage comme domestique dans la maison de Kichizo, tout en continuant à exercer occasionnellement son ancien métier. C’est une très belle femme, trop sans doute pour cette fonction ancillaire. Tôt le matin, on lui montre une scène dont elle ne pourra plus se détacher : l’épouse de Kichizo enveloppe son mari dans un tissu avant qu’ils ne fassent l’amour. La même scène se reproduit tous les matins, excitant la jalousie de Sada. Peut-être toute l’histoire n’est-elle que le récit de sa vengeance. Elle finira par éliminer l’épouse, s’approprier le mari, son sexe et même sa vie. Jouir jusqu’à la mort… La thèse de ce film, s’il en est une, c’est que l’orgasme comme tel ne suffit pas, il faut aller encore plus loin, jusqu’à la mort réelle. Pour ces deux amants, la sexualité est génitale sans ambiguité. Ils ne s’embarrassent ni de caresses, ni de tendresse, ni de baisers, ni même d’amour. Pour eux, la vie est une relation sexuelle ininterrompue. L’homme ne cesse de rebander (y compris en dormant), la femme en veut toujours plus, elle le prend de toutes les façons possibles, y compris et surtout par la bouche, des journées et des nuits entières, sans être gênée par la présence des geishas. Ils boivent, mais ne mangent presque plus, sauf les mets transformés en objet sexuel – d’où la scène où elle place un oeuf dans son vagin, avant de lui donner à déguster. 

La relation sado-masochique usuelle est ici inversée. C’est la femme qui brandit ses ciseaux ou son couteau, ne cachant pas son désir de trancher le membre de l’homme avant de se l’approprier. Le masochiste est l’homme qui ne résiste pas, se dévoue pour elle et ne semble poursuivre qu’un seul but, lui procurer du plaisir à elle. Tout s’organise autour de l’insatiabilité de son désir (à elle). Cela implique pour lui un effort démesuré et ensuite une demande de repos, demande qui va jusqu’au repos éternel.

Une femme qui jouit vraiment, infiniment, ne peut qu’exercer une fascination excessive. Donner ce plaisir-là, pour un homme, dépasse tout ce qu’il pourra jamais obtenir de son sexe. 

On peut se demander ce que Freud aurait pensé de ce film. D’un côté il y a chez la femme une envie de pénis démesurée, un désir insatiable d’appropriation de cet objet qu’elle voudrait conserver en elle pour toujours. Quel est le ressort de ce désir ? S’agit-il du déplacement d’un désir d’enfant qu’elle prétend ne pas avoir ? Elle n’a que mépris pour tout ce qui pourrait ressembler à une vie de famille. Seul le plaisir compte, et plus particulièrement le plaisir sexuel, que rien ne peut venir concurrencer. Mais son vrai désir, qui s’exprime dès le départ dans une scène de bagarres entre femmes, c’est de castrer l’homme. C’est ici que l’on s’éloigne le plus de la logique freudienne. En effet Kichizo, qui semble avoir compris dès le départ que l’enjeu était son propre pénis, ne se sent coupable de rien. Ses parents à lui sont morts depuis longtemps (comme les siens à elle). La castration n’est pas pour lui une menace d’origine paternelle, c’est le comble de la jouissance. A cette femme castratrice, il fait don de son pénis avec joie. Elle peut le sucer, le lécher, se l’incorporer, le brandir triomphalement. Il n’est pas seulement complice; il est reconnaissant. Le don ultime fera de lui un homme mort, mais complet.

  1. Le nom de la jeune femme, Sada, ne peut pas avoir été choisi au hasard. Elle ne vient pas du néant, elle est la réincarnation, sous un corps divin, du marquis tout aussi divin, à l’autre bout du globe.  ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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