L’étrange affaire Angelica (Manoel de Oliveira, 2010)

L’ange vivant de la mort appelle le photographe, il lui donne accès à un monde sans deuil, ni devoir, ni dette

Le film commence la nuit, sous la pluie. Une voiture s’arrête devant un immeuble traditionnel et demande à parler au photographe ; mais le photographe n’est pas là. Un passant entend la conversation et suggère de contacter un jeune homme qui photographie toute la journée. Il habite dans une pension de famille proche de la ville. Cette improbable rencontre de hasard, c’est le début d’une histoire impitoyable, réglée comme du papier à musique. Personne ne connaît le passé ni le lieu de naissance de ce jeune photographe. On ne connaît que son nom de famille, Isaac, et on en déduit qu’il est Juif. Il loge dans une pension tenue par Senhora Justina dans la localité de Regua, proche de Porto. Isaac accepte la proposition et se retrouve dans la demeure d’une riche famille de notables catholiques dont l’une des filles, Angélica, vient de mourir. La jeune femme était enceinte et mariée depuis peu. Elle est veillée par toute sa famille en deuil, sa sœur religieuse, sa mère éplorée et son mari désespéré. On demande à Isaac de prendre une photo d’elle sur son lit de mort. À l’instant où il règle ses cadrages, il voit la jeune femme ouvrir les yeux et lui sourire. Il regarde autour de lui, mais elle ne s’est adressée qu’à lui seul. Stupéfait, il s’en va précipitamment sans comprendre ce qui lui est arrivé. 

De retour dans sa chambre, le phénomène se reproduit : sur les photographies développées, Angélica lui apparaît vivante. Encore plus effrayé, il court sur son balcon. De gros camions passent dans la rue, sous sa fenêtre. Comment fuir ? Il repère à la jumelle, sur la colline en face, des paysans qui bêchent la terre. Laissant sur place son petit déjeuner, la Senhora Justina et sa fleur, il va les photographier pendant qu’ils travaillent à l’ancienne, sous la direction d’un chanteur. Après cette très longue séance de photos, il va à l’église. Il observe les anges, les saints, leurs gestes de bénédiction, le sourire d’Angelica dans son cercueil, et s’enfuit avant le début de la cérémonie funèbre. Puis il repart dans les champs, toujours coiffé d’un chapeau noir, revient devant la chapelle de la demeure où l’on dit la messe. La domestique prend ses épreuves mais ne le laisse pas entrer dans la demeure, tandis que le cortège se dirige vers le cimetière. En pleine nuit, il regarde les photos. Le spectre d’Angelica apparaît sur le balcon. Elle lui sourit, il la serre dans ses bras, ils s’envolent. Ils voyagent sous les nuages à la manière des Mariés de Chagall. Elle a l’air heureuse. D’un seul coup il tombe : c’était un rêve. Il fume une cigarette, s’interroge sur ses hallucinations. Aurais-je rencontré ce fameux espace absolu qui s’évanouit, comme la fumée d’une cigarette ? Oui, pourquoi cet enchantement qui abolit toutes les angoisses qui me poursuivent ? Ou bien faut-il que je sois fou ? Mon Dieu, Pourquoi tout cela ? dit-il. Il pleure. Au petit matin, les camions passent devant sa fenêtre. Il revient vers la photo, la regarde longuement. 

Dans la salle à manger, les autres pensionnaires parlent de sujets divers, la crise économique ou l’antimatière. Ils ne comprennent pas pourquoi Isaac photographie les bêcheurs. La Senhora Justina s’inquiète de le voir passer ses journées à travailler. Ils se demandent pourquoi il est désespéré. Elle lui sert le petit déjeuner, mais il ne s’en occupe pas. Il ne s’assied pas, tourne le dos aux autres convives, regarde dehors, s’en va sans manger. Il retourne photographier un paysan sur son tracteur. La nuit suivante, il contemple l’alignement de ses photos, où les paysans et la jeune morte sont intercalés. Le spectre d’Angelica apparaît encore sur le balcon, mais il ne la voit pas. Elle sourit, il sent sa présence, des voitures passent. Le lendemain matin, il arrive en retard au petit déjeuner. Il reste encore debout, tournant le dos aux autres. Il regarde le petit oiseau de Senhora Justina dans sa cage. On l’appelle chez Angelica pour la commande des photos. Il y va en laissant encore une fois sur place son petit déjeuner. Sur le chemin, il repasse par l’église, prend en photo les jeunes choristes, puis s’arrête devant le cimetière. Le mari d’Angélica est devant la tombe, éploré. Quand on lui ouvre la porte de la demeure, il tourne le dos et dit : Angelica. Il regarde un album, on lui reproche d’être en retard, on lui commande des photos. Il s’en va, oubliant les photos. La domestique le rattrape sous la pluie. Devant la porte du cimetière, il hurle : ANGELICA !

Une nuit supplémentaire, Angelica lui rend visite, collée au plafond. Il crie : Angelica ! Il fait du bruit, il gémit. Il s’assied près de son lit, des camions passent en bas de l’immeuble, sur la route. Un nouveau petit déjeuner, le dernier. Quand il arrive dans la salle à manger, le petit oiseau en cage de Dona Justina est mort. C’est pour lui un signe. Ce n’est pas ici, dans la vie d’en-bas, qu’il retrouvera Angelica. Il se précipite dans la direction du cimetière. Angelica ! crie-t-il. Il court au sommet d’une colline jusqu’à épuisement. Des enfants le découvrent inanimé. Ramené à la pension, le docteur ne peut rien pour lui. Quand le spectre d’Angelica vient le chercher, il se dirige vers elle, repousse le médecin, puis il meurt. Les deux spectres s’enlacent et montent vers le ciel. La Senhora Justina recouvre son cadavre d’un drap, ferme les volets. Les photographies restent dans le noir. 

Manoel de Oliveira a écrit le scénario de ce film en 1952, peu après la guerre. Il était alors question d’un Juif réfugié à Porto, qui cherchait à survivre en faisant des photographies. On peut imaginer qu’à l’époque, le réalisateur pouvait s’identifier au jeune exilé. Il lui a fallu attendre presque un demi-siècle, après avoir dépassé l’âge de 100 ans, pour qu’il réalise ce film. Il a alors confié le rôle d’Isaac à son petit-fils, Ricardo Trepa. Il en résulte d’étranges combinaisons dans la chronologie, un trouble dans les dates qui est l’un des aspects de l’affaire Angélica. Les costumes qui datent des années 1950 contrastent avec le décor urbain des années 2010, les ouvriers travaillent en chantant tandis qu’un tracteur moderne écrase la terre. Entre l’église et le cimetière, la famille d’Angélica reproduit des rites immuables. L’anachronisme envahit tout, y compris l’appareil photo, la robe de la jeune morte et la pension de famille. Cette concaténation temporelle qui évoque le célèbre aphorisme psychanalytique L’inconscient ne connaît pas le temps, se conjugue avec la thématique de l’exclusion, de la marginalité, de l’errance. Mais ce n’est pas tout. Au trouble dans le temps, s’ajoute un trouble dans l’espace. Issac n’habite jamais vraiment sa chambre, il vit entre le bruit mécanique des voitures en bas de sa fenêtre et le paysage du Douro. Le trouble s’inscrit dans la représentation même

Au début du film Isaac lit ces vers : Dansez ! Ô étoiles qui suivez constantes d’immobiles vertiges mathématiques ! / Délirez et fuyez pour quelques instants la trajectoire à laquelle vous êtes enchaînées. Puis la caméra s’attarde sur un livre où l’on voit le dessin d’un ange qui tient au creux de la main une étoile de David. Tout se passe comme si Isaac n’avait aucune marge de liberté. L’histoire est écrite à l’avance. Il ne la connaît pas encore, mais dès son arrivée dans la maison d’Angelica, elle s’imposera à lui : une colombe, un motif de plafond dans cette demeure étrangère, très catholique. Le paradoxe, c’est que ce sont ces lourds symboles qui le font dévier de sa trajectoire. Il porte avec lui son histoire et tout ce qu’il voit, tout ce qu’il photographie, l’enchaîne à cette histoire. Le déroulement du récit est à la fois inéluctable, inarrêtable, et totalement imprévisible. Il y a un moment de bascule qui est aussi pour Isaac un moment de stupéfaction. Manoel de Oliveira a conservé ce projet de scénario dans ses papiers pendant un demi-siècle, et quand il l’a filmé, il n’avait rien perdu de sa singularité, il sortaitlittéralement de l’ordinaire.

Quand la figure photographique d’Angelica se met en mouvement, Isaac est terrorisé. Il regarde autour de lui, devant, derrière, comme si une sorte de miracle s’était produit, une intervention extérieure, mais il ne trouve rien. Il n’y a pas d’autre mot pour ce qui lui arrive que celui d’hallucination. Il ne croit pas au miracle, mais ça insiste, ça revient dans ses rêves. Il sait qu’Angelica n’est pas revenue à la vie, il sait qu’elle est morte, et d’ailleurs c’est au cimetière qu’il va la chercher, et néanmoins le lien qui les unit est indestructible. Il n’est plus possible qu’il soit encore vivant. Comment la vie et la mort pourraient-elles se marier ? Par quelle alliance ? Une alliance improbable entre le Juif et la chrétienne ? Ce n’est pas un hasard s’il lisait un livre sur Saint Paul au début du film. Isaac est attiré dans une autre histoire, une histoire spirituelle qui n’est pas celle de sa famille – mais cette histoire très étrange, unheimlich, est quand même plus juive que catholique. 

C’est un film sur la représentation

Sa vie, c’est la photographie, il ne s’intéresse à rien d’autre. Le monde dans lequel les gens vivent n’a pas de présence pour lui, pas d’existence. Il ne prend pas part aux conversations, n’échange pas sur les événements du jour. Tout ce qu’il ne peut pas photographier est écarté, et ce qu’il peut photographier est mis en suspens – comme si le réel devait se réduire au référent. La logeuse dit qu’il travaille tout le temps, et effectivement, il n’a pas d’autre souci. L’esthétique du film reflète ce manque d’intérêt pour le monde réel. Le film se passe dans les environs de Porto, mais il n’a rien d’un documentaire. Il est question de La Mariée de Chagall, des Tailleurs de pierre de Courbet, des fenêtres de Bonnard, des paysages de Van Gogh, des intérieurs de Vermeer. Le film est un montage de tableaux, sans rapport avec un lieu déterminé. Isaac est un homme cultivé mais il ne commente pas ces tableaux, il vit à l’intérieur. Il ne peut pas les voir car il n’habite pas le monde, il flotte dans une reproduction du monde, déjà presque mort. Il habite lui aussi la représentation

Il tourne le dos à la vie courante, usuelle, stable. Jamais il ne s’assied à table, il ne s’adresse pas aux convives, d’ailleurs il n’est pas un convive. Il leur tourne le dos comme il tourne le dos à la demeure d’Angelica. Il préfère le passé au présent, le monde en voie de disparition au monde futur représenté par l’ingénieur de la pension de famille. Jamais il n’est à sa place, et quand le monde revient à lui, c’est sous la forme d’un bruit de camion ou de voiture sous sa fenêtre.

C’est un film sur la photographie

Photographier une morte est une sorte de tautologie, puisque toute photographie est une mise à mort. Isaac s’apprête à prendre acte de cette mort, mais Angelica résiste. Son sourire est trop chrétien, c’est une sorte de résurrection. Peut-être ne souriait-elle pas à son mari ni à sa famille, c’est à lui qu’elle sourit, lui le Juif. Elle s’est soustraite à la vie et la voilà qui, maintenant, se soustrait à la photographie. Il est stupéfait, se demande si c’est une hallucination, avant d’accepter la rébellion d’Angelica. Pour un passionné de photographie, seule la trace est vivante. Il ne pense pas qu’elle soit vivante, il sait que c’est lui qui la rejoint dans la mort. C’est au cimetière qu’il va la chercher, c’est au cimetière qu’il l’appelle, c’est là qu’il s’attend à la voir surgir. Il ne la voit qu’en rêve, sans jamais avoir besoin d’en savoir plus, puis il la rejoint dans la représentation et s’envole avec elle. Il y a dans la photo d’Angelica une dimension mystérieuse, sacrée, secrète, une étrangeté qui vient à ce moment-là, en ce lieu-là, déstabiliser l’équilibre précaire qu’Isaac avait réussi à stabiliser provisoirement par la photographie. Une sorte de super-punctum vient exploser à son visage et entraîne tout sur son passage. La photo révèle ce qui était inavoué, insupportable, dans leurs deux vies. Elle sourit à ce qui rencontre cette étrangeté, elle fuit le milieu étouffant qui la fait mourir. 

C’est un film sur la cendre (la Shoah)

La représentation, c’est aussi la perte de ce qui est représenté, c’est-à-dire le deuil. Isaac est en deuil, intrinsèquement en deuil, perpétuellement en deuil. Il s’habille de noir avec un chapeau noir, photographie des choses du passé, mange très peu et se désintéresse des conversations des autres pensionnaires. C’est comme si pour lui le temps était suspendu et le monde à l’arrêt. La logeuse interprète cette mélancolie comme un signe de dépression. On suppose qu’Isaac a perdu ses proches, sa famille, pendant la Shoah. Le monde de la photo, c’est-à-dire des êtres morts, c’est son monde. Son art est un art du deuil. C’est pourquoi il cherche d’un côté à reproduire la mort, et d’un autre côté à suspendre le temps. Son deuil sera éternel, comme celui de Paul Celan. Manoel de Oliveira raconte quelque part qu’il lui est arrivé de fantasmer des racines juives (certains convertis juifs ont choisi ce nom-là, Oliveira). De sa famille, il ne reste rien, pas même une photo, pas même un accent. Même ses souvenirs sont tellement éloignés qu’il pourrait les avoir oubliés. Et pourtant ce passé est là, obsédant. Ce qui revient ne revient pas comme mémoire, mais comme photographie.

L’Eglise est un lieu où, en tant que Juif, il est déjà mort. En entrant dans ce lieu, il voit d’abord la colombe blanche, puis le plafond qui lui rappelle une étoile de David. Toutes les figures christiques relancent chez lui la même nostalgie : bénédiction, prévalence d’un monde disparu dont il ne reste que des représentations irréelles, inadéquates.

C’est un film sur l’appel.

La photographie commande à Isaac, elle lui dit « Viens! », elle l’appelle irrésistiblement. C’est un appel d’avant l’appel, un appel qui ouvre la possibilité du film. La famille d’Angelica a fait appel à Isaac. C’est un premier appel qu’il a entendu, il est venu. Qu’il soit appelé par une famille de ce genre est extraordinaire. L’appel vient de l’extérieur, et aussi en même temps de l’intérieur. Le second appel, c’est qu’en entrant dans la demeure, il a vu au plafond une colombe. Le troisième, c’est le sourire d’une femme qui s’adresse à lui. Ce visage qui lui est étranger produit une résonance inconsciente (le punctum). Ces différents appels convergent. Il est un nouvel Abraham (ou peut-être un nouveau Saint Paul), il ne peut pas dire non. Il y a trois appels et trois oiseaux : celui de la demeure où l’attend Angelica, celui du rêve, celui qui passe de vie à trépas chez la logeuse. Les trois appels le font entrer dans une sorte d’hypnose – comme s’il avait déjà rejoint Angelica de l’autre côté, comme s’il était déjà mort lui-même. Angelica n’est pas Marie. Si elle est un ange, c’est plutôt 

tourné vers les décombres du passé. Elle déploie ses ailes et pousse vers un avenir dont elle ne dit rien, sans rapport avec le présent. C’est là qu’il voudrait la rejoindre. Cet ange-là rejoint un autre appel, beaucoup plus vieux. 

Dans ce film autobiographique, c’est le réalisateur, Manoel de Oliveira, également auteur et scénariste, qui répond à un appel. Il ne peut ni se résigner à vivre dans ce monde qui ne lui dit plus rien, ni se résigner à mourir déjà mort – ce qui ne l’intéresse pas. Il faut que la mort dont il propose une représentation ne soit pas déjà morte, que ce soit le geste d’une mort encore vivante. Pour Isaac, ce geste passe par la photographie, pour Manoel, il passe par le cinéma. Ils laissent une trace porteuse de vie : ce film que nous pouvons voir à notre tour. Par un sourire (ou sa trace) Angélica s’adresse à l’étranger, au sur-vivant incapable de trouver sa place dans ce monde-ci. Survivant, il est aussi sur-vivant, c’est-à-dire qu’il vit une vie en plus de celle des autres, en plus des autres. Il ne les menace pas par sa familiarité avec la mort, mais par son excès de vie. C’est cet excès (un don qu’il nous fait, à nous) qui le pousse à choisir le départ avec Angélica.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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