Phantom Thread (Paul Thomas Anderson, 2017)

Un fil caché aussi ambigu qu’un pharmakon, qu’un hymen.

C’est l’histoire d’un esthète dans un monde de la haute couture déjà en voie de disparition. Dans les années 1950, à Londres, ce Reynolds Jeremiah Woodcock1 n’habille pas seulement les familles royales, mais aussi des stars, des mondaines et des héritières. Il lui appartient de faire survivre ce monde aussi longtemps que possible, avec les moyens qui sont les siens, quitte à jouer du simulacre et de la futilité. Un jour, il repère une serveuse2 dont les mensurations lui conviennent. Le réalisateur l’a nommée Alma, par contraste peut-être avec Woodcock (en anglais bécasse, coq de bois ou bite en bois). Voici donc Alma introduite dans son univers obsessionnel et rigide, entre Cyril la sœur du maître, qui gère la maison, ses ouvrières et ses clientes. Rien ne doit troubler la concentration du grand homme, ses manies, ses fétiches et ses routines. Alma commence par s’intégrer dans cet univers. Mais comment faire pour garder Reynolds à elle, à elle toute seule ? Il lui vient une idée qu’on pourrait dire géniale par son paradoxe : il faut faire ce qu’il déteste le plus, le troubler, le surprendre, casser sa maîtrise. Indifférente aux conseils de Cyril, elle commence par un dîner impromptu, qu’il déteste. Mais ce n’est pas suffisant. C’est alors qu’elle pense au champignon. Il ne faut surtout pas l’empoisonner totalement, mais seulement l’affaiblir, le rendre malade. Le subterfuge fonctionne. Il a besoin d’elle, la domination change de côté. Le sadisme dont il faisait preuve, sa cruauté à l’égard d’autrui, s’inversent, se transforment en masochisme. Alma a trouvé la martingale, et Reynolds n’est pas dupe. La prochaine fois, pour tomber malade, il se régalera volontairement du champignon. Vers la fin du film, on voit l’image d’un couple normal. Alma pousse un berceau dans un parc, tandis que Reynolds et Cyril l’attendent sur un banc. Tout se passe comme si la couture était passée au second plan, comme si les robes n’étaient plus qu’un aimable passe-temps. Mais de quoi s’agit-il ? D’un rêve ? 

En bon pervers, le couturier préfère les accessoires, les capes, les voiles et les fétiches aux femmes incarnées qu’il traite avec dédain, voire cruauté. En bon obsessionnel, il chasse le plaisir, se méfie de l’émotion, réserve ce qui lui reste de sensibilité à son travail. Enfant, il avait fabriqué, de ses propres mains, la robe de (re)mariage de sa mère – comme s’il fallait que la matière tissée dont il contrôle chaque pli s’interpose entre le corps maternel et l’importun. La mère revient dans ses rêves, elle le scrute et elle est présente, aussi, dans les vêtements mêmes. Jamais Reynolds ne se détache des tissus. Il les dessine, il œuvre à même les vêtements, frôlant la peau des femmes sans s’y attarder, exigeant d’elles qu’elles ne viennent pas le perturber dans son activité. Le résultat a quelque chose de figé ou de glaçant – de vraies robes de musée3. Ces robes sont faites pour la mort, pour y être enterrée plutôt que pour y vivre. Le film fascine par ses redoublements. Comme la main du couturier, la caméra du réalisateur circule dans les escaliers, glisse dans les soies et les taffetas, s’attarde en gros plans au milieu des tissus, des costumes et des décors, juxtapose le blanc des blouses, des étoffes, des ourlets, des dentelles et des tables. Elle imite par ses mouvements les gestes de Reynolds : toucher, caresser, soupeser, juger. La maniaquerie du couturier, son fétichisme se reflètent dans la maniaquerie du réalisateur et la subtilité du jeu de l’acteur, Daniel Day-Lewis. Jamais on ne s’écarte de l’objet concret, textile ou pellicule. C’est un cinéma de l’immanence.

Coudre, c’est aussi ménager des lieux secrets, des doublures où l’on peut glisser des messages, des petites phrases, des mèches de cheveux, des vœux et aussi des sorts, des souhaits de réussite pour les clientes préférées. C’est le lieu des fils cachés, invisibles, spectraux (phantom threads), où reviennent les hantises dont il vaut mieux ne rien dire. Le dispositif du film n’est pas sans rappeler la passion des étoffes du psychiatre Gaëtan Gatian de Clérambault, un homme tyrannique lui aussi, qui avait accusé son élève Lacan de plagiat4. Aussi séduisantes soient-elles, les étoffes peuvent aussi soutenir la cruauté. Le patriarche fuit les autres hommes, il n’entre en relation qu’avec des femmes. Au début, Alma n’est que l’une de ces femmes, un peu masculinisée par son léger accent germanique (l’actrice Vicky Krieps est luxembourgeoise). Pas tout à fait comme les autres, elle a séduit Reynolds par un mélange de fragilité (elle chute) et de confiance (elle connaît sa commande par cœur). C’est ce mix de complicité perverse qui la rend à la fois transparente et séduisante. Dans leur relation, l’assurance est toujours liée à la menace, le soutien à une mise en danger. Ce pharmakon ambigu est représenté par l’omelette au champignon, poison et remède. Comme dans La vie d’Adèle (Abdellatif Kechiche, 2013), la nourriture est dans ce film étroitement liée au sexe. Dès leur première rencontre, Reynolds commande un petit déjeuner plus déclaratif qu’alimentaire. Sa commande excessive fait savoir à Alma que son appétit est d’un autre ordre. Elle sourit, mémorise la liste et lui laisse sa trace écrite. Plus tard elle déstabilisera ses codes en le provoquant au petit déjeuner et en l’invitant à dîner. Chaque fois c’est l’hospitalité à l’autre qui est mise à l’épreuve : elle veut bien l’accueillir, mais selon d’autres règles que les siennes – et réciproquement. A chaque repas, la loi de l’autre, qui est aussi la loi de l’hymen, est mise à l’épreuve de la séduction. Il faut que chacun soit pour l’autre unheimlich, étrangement inquiétant. Alma ne dissimule pas ses ruses, elle les exhibe même, elle les raconte au médecin, elle les prépare ouvertement devant Cyril et Reynolds. Il ne faut pas trancher l’incertitude de l’hymen, membrane à franchir et union nuptiale, il faut au contraire entretenir l’ambiguïté, vivre sur ses marges et ses marches. Tout se terminera par un vrai mariage, scellé par le plus solide des contrats, celui d’une transgression partagée. 

  1. Interprété par Daniel Day-Lewis, il est inspiré par quelques figures de la mode comme Cristobal Balenciaga, Hardy Amies ou Norman Hartnell. ↩︎
  2. Interprétée par Vicky Krieps. ↩︎
  3. Prêtées pour l’occasion par le Victoria & Albert Museum de Londres. ↩︎
  4. En psychiatrie, le plagiat est contestable, mais plus tard Lacan imitera Clérambault d’une autre façon : par sa passion pour les nœuds qui finira par tout envahir, au détriment de la fidélité à Freud et aussi de ses proches (on peut considérer le suicide de Pierre Soury comme un effet de la cruauté lacanienne). ↩︎
Vues : 4

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *