Zone of Interest (Jonathan Glazer, 2023)

Familie Höss in der Villa in Auschwitz, 1943.Von links gegen den Uhrzeigersinn: Inge-Brigitt, Hedwig und Annegret, Hans-Jürgen, Heidetraud, Rudolf und Klaus

Aucun mur, aucune indifférence, aucun déni, aucune stratégie d’évitement, ne peut empêcher la contamination par la cruauté, le meurtre de masse.

Du 1er mai 1940 au 1er décembre 1943, puis de nouveau entre le 8 mai et août 1944, Rudolf Höss a été le commandant (Obersturmbannführer) des camps d’extermination d’Auschwitz-Birkenau1. Pendant cette période où 1 100 000 hommes, femmes et enfants ont été assassinés2, lui et sa famille ont habité dans une maison de dix pièces3 avec jardin située juste devant le camp. Après la capitulation allemande de mai 1945, il s’est caché pendant près d’un an sous une fausse identité avant d’être dénoncé par sa femme. Arrêté par les troupes britanniques le 11 mars 1946, il a témoigné au procès de Nuremberg, puis a été livré aux autorités polonaises et jugé par le Tribunal suprême de Pologne du 11 mars au 2 avril 1947. Condamné à mort, il a été exécuté par pendaison le 16 avril 1947 dans le camp d’Auschwitz même. Au cours de sa détention à la prison de Cracovie et dans l’attente de son procès, il a eu le temps de rédiger une autobiographie publiée en 1958 sous le titre Le commandant d’Auschwitz parle. Ce film4 qui s’inspire de cette autobiographie, de travaux d’historiens, de divers récits5 et de témoignages de personnes ayant vécu cette période peut être considéré, lui-même, comme une hétérothanatographie. On peut y voir Höss comme il se serait, peut-être, vu lui-même – assertion plausible mais impossible à prouver6, conforté par l’usage du polonais et des intonations de l’allemand de l’époque.

Le film décrit le quotidien de Höss7 dans son logement cossu, menant une existence bourgeoise, traditionnelle, à proximité d’un lac8, aux côtés de sa femme Hedwig9 et de leurs enfants10. La maison n’est séparée du camp que par un mur surmonté de barbelés. Depuis le jardin, on peut voir les fumées des cheminées du camp, les vapeurs noires d’un train qui arrive, on peut entendre des cris, des pleurs de bébé, des suppliques, des aboiements et des coups de feu, on peut voir passer des détenus se rendant au travail. Hedwig récupère le manteau de fourrure d’une déportée ainsi que le rouge à lèvres qu’elle trouve dans une poche, une de ses servantes une robe, une autre un diamant caché dans un tube de dentifrice11, les cendres sont utilisés comme engrais, une mâchoire humaine brûlée fait surface dans le lac12. Un enfant qui joue aux petits soldats dans sa chambre imite machinalement les bruits de l’industrialisation du génocide, un autre s’amuse avec un train miniature au son des véritables trains, le père lit à ses enfants un conte de Grimm, Hansel et Gretel, où la méchante sorcière finit dans un four. Höss ne cesse de travailler pour améliorer les « performances » des fours, il fait venir une détenue pour la violer. Les domestiques, les jardiniers sont aussi des détenus. Rien n’est montré du camp13, et pourtant celui-ci est omniprésent.

Le film montre les ambiguïtés de l’indifférence. Il n’est pas si facile de faire semblant d’être étranger aux assassinats – et même les enfants n’y arrivent pas. La mère et la fille envisagent de planter une vigne le long du mur – sous un prétexte esthétique qui ne trompe personne. Chaque soir, Rudolf Höss ferme chaque porte, comme si cette clôture le protégeait du monde réel. La servante polonaise n’ignore pas qu’elle risque la peine de mort si elle commet la moindre erreur14. Après son rapport avec la déportée, Höss va se laver dans un sous-sol crasseux. Le camp ne cesse de pénétrer leur maison, de l’envahir. Le réalisateur évite tout éclairage artificiel. En utilisant un grand nombre de caméras en grand angle, on peut ignorer les visages, forclore du film tout élément émotionnel. Les gestes des acteurs sont vus de loin, banalisés, dépersonnalisés, et pourtant on sent, par leur déni, leur froideur calculée, qu’ils élèvent entre eux et ces bruits un autre mur, une forteresse psychologique nécessaire à leur survie. 

C’est un film où le hors-champ chasse le champ. Le camp, qui est le véritable champ, est présentifié par une bande-son sophistiquée, où les cris, les détonations, les voix, les murmures, les sombres montées musicales15enveloppent le spectacle d’une maison qui n’est qu’une annexe, un faux-champ, un artefact honteux. La seule marque de résistance est filmée en caméra thermique noir & blanc : une jeune fille qui sort la nuit pour cacher des fruits sous les pelles des déportés16. Elle y trouve une partition, qu’elle va jouer le soir chez elle au piano17 : un épisode imaginaire en absolu hors-champ par rapport au film, puisque ce genre de résistance n’a jamais eu lieu. Seule la grand-mère n’est pas dupe. Elle s’en va soudainement, laissant à sa fille une explication qui finit dans le poêle : une trace supplémentaire de cendre, à l’intérieur même des lieux. Finalement, sautant plusieurs décennies, dans le camp transformé en musée, des employés nettoient soigneusement ce qui reste des fours crématoires, une tentative dérisoire de purification, comme si celle-ci était à recommencer, indéfiniment.

Cette ambiguïté est saisissante dans la photo reproduite ci-dessus, au début de cet article, qui aurait été prise entre septembre et novembre 1943. Sur les quatre enfants de la véritable famille Höss, un seul regarde la caméra d’un oeil penaud. Les deux filles fixent leurs pieds, l’aîné des fils regarde ailleurs, la mère scrute le bébé nouveau-né comme si elle voulait s’extraire de la scène. Il est impossible de masquer l’embarras, la gène, la honte, le déni de la famille Höss.

Au-delà de l’horreur d’Auschwitz, il est une leçon à retenir pour beaucoup d’autres murs, frontières ou séparations factices. Il est illusoire de croire que les criminels, leurs associés, leurs proches, leurs compatriotes puissent se protéger du consentement meurtrier18. Les efforts pour se débarrasser de la violence, pour la projeter à l’extérieur, sont toujours contre-productifs : ils se retournent contre ceux qui font semblant d’y croire.

  1. Ses mémoires ont inspiré La mort est mon métier de Robert Merle, puis le roman The Zone of Interest de Martin Amis. ↩︎
  2. Höss s’est vanté d’avoir fait mourir 2 500 000 à 3 000 000 personnes, un chiffre qui n’est pas confirmé par les historiens. ↩︎
  3. On sert à sa table des mets raffinés, des vins fins, des cigares et du café. Il est servi par deux domestiques internées en raison de leur appartenance aux Témoins de Jéhovah. Passionné de chevaux, il dispose d’écuries privées, mieux aménagées que les baraques des détenus, où sont abrités des demi-sang provenant du Schleswig-Holstein. ↩︎
  4. La Zone d’intérêt est un terme administratif employé par les nazis eux-mêmes pour nommer une zone de 40 km carrés autour du camp d’Auschwitz. ↩︎
  5. Le film est présenté comme une adaptation du roman de Martin Amis, The Zone of Interest, paru en 2014 (l’histoire d’un marivaudage bourgeois dans un camp de concentration), mais il n’en conserve presque rien. ↩︎
  6. Nazi convaincu, Höss a rejoint le parti dès 1922. Sa femme n’y a jamais adhéré, mais semble avoir partagé ses convictions. Peut-être l’a-t-elle épousé dans l’espoir d’une vie bourgeoise↩︎
  7. Interprété par Christian Friedel . ↩︎
  8. Deux rivières, la Sola et la Przemsza, baignent la ville polonaise d’Oswiecim. ↩︎
  9. Interprétée par Sandra Hüller. La Zone d’intérêt a eu le Grand Prix à Cannes, tandis qu’Anatomie d’une chute, où Sandra Hüller joue le rôle principal, obtenait la Palme d’or. ↩︎
  10. Rudolph et Hedwig ont eu cinq enfants : Klaus, l’aîné, né en 1930, serait mort dans les années 1970 en Australie, des suites d’une consommation excessive d’alcool. Haidetraud est né en 1932 et mort d’un cancer en Allemagne. Inge-Brigitt, née en 1933, a émigré après la guerre en Espagne, où elle a travaillé dans le domaine de la mode, entre autres comme mannequin. Elle a épousé un Américain et s’est installée aux États-Unis, où elle a travaillé dans un magasin de mode juif. Elle a nié puis minoré le rôle de son père. Hans-Jürgen est né en 1937 dans le camp de concentration de Dachau, où son père a servi. Il reste très attaché à son père et vit seul dans une ville de villégiature du nord de l’Allemagne. Son petit-fils Rainer a dénoncé son grand-père et sa famille, avant d’être accusé d’escroquerie. Annegret, la fille cadette, est née en 1943 à Auschwitz et vit à Fulda, en Allemagne. ↩︎
  11. « Ils sont malins » dit-elle. ↩︎
  12. Dans la panique, tout le monde va se laver, comme si la cendre était spécialement maléfique. ↩︎
  13. Coïncidences : The Zone of Interest a été projeté en compétition officielle cannoise le jour même (19 mai 2023) où 1/ Shoah de Claude Lanzmann a été inscrit au registre de la Mémoire du monde de l’Unesco; 2/ le romancier Martin Amis, auteur du roman The Zone of Interest, est décédé. ↩︎
  14. Un mot de moi et tu finiras en cendres! Hurle la maîtresse de maison. ↩︎
  15. Musique composée par Mica Levi. ↩︎
  16. On ignore qui c’est. Une servante ? Une résistante polonaise ? ↩︎
  17. Il s’agit de « Rayons de Soleil », d’après un poème intitulé « Espoir » écrit par un historien et poète juif polonais, Joseph Wulg (1912-1974). ↩︎
  18. Formulation de Marc Crépon. ↩︎
Vues : 13

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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