La femme au portrait (Fritz Lang, 1944)

Pour prouver la théorie freudienne qu’il enseigne, le professeur fait un rêve qui parodie cette théorie, en même temps qu’il parodie le film noir

C’est une sorte de démonstration parfaite de la théorie psychanalytique du rêve. Professeur de psychologie, le professeur Richard Wanley1 donne un cours sur « les aspects psychologiques de l’homicide », dans lequel il établit une distinction nette entre la légitime défense et le meurtre avec préméditation – deux situations dans lesquelles il sera bientôt personnellement impliqué. Sa femme partant en vacances avec les enfants, il va se retrouver seul quelques jours. Il va au club retrouver ses amis. En passant il repère un portrait de femme chez un brocanteur, s’arrête, fasciné à la fois par la beauté de cette femme et son absence – car le modèle d’un portrait, en principe, ne peut pas être présent. Au club, il est accueilli par un majordome, donne son chapeau à un employé du vestiaire, discute avec deux amis : un médecin et un procureur (double problématique posée dès le départ : la santé et la loi). Revenu seul dans le club, il choisit, dans la bibliothèque, de lire « Le Cantique des Cantiques » – une sorte de prolongement du désir qu’il a pu ressentir pendant la contemplation du tableau. Il est encore, à ce moment-là, en plein rêve éveillé, mais il s’endort pendant la lecture. C’est alors que lui vient le rêve (ou plutôt le cauchemar) raconté dans le film, où le modèle du tableau, bien présent, fait irruption, en compagnie du médecin, du procureur, de l’employé du vestiaire, du majordome. Tous sont des traces rémanentes de la vie diurne (toujours Freud). Dans le rêve, la femme portraitisée devient une demi-mondaine du nom d’Alice Reed2 qui repère ses clients au regard (libidineux) qu’ils portent sur le tableau, le type du vestiaire devient un riche financier, le chapeau confié à ce type finira brûlé dans une cheminée (une sorte de vengeance, puisque l’employé du vestiaire s’est approprié son propre chapeau), au lieu de recevoir des pourboires, le majordome prend la place du maître-chanteur. Tous les éléments de la théorie freudienne du rêve (condensation et déplacement au service de la réalisation du désir) sont présents. Pour séduire une jeune femme comme celle du portrait, le professeur doit rajeunir. Il n’a pas besoin de la séduire puisque c’est elle qui l’aborde, ce qui lui évite tout effort et le garantit contre l’échec. Il se retrouve chez elle, où elle porte des tenues si transparentes, si légères, que son costume bourgeois paraît ridicule, décalé3. Sur le point de rajeunir, de récupérer sa puissance sexuelle, il se trouve face à un concurrent, un riche entrepreneur irascible qui le menace mais qu’il tue. Ce n’est pas le seul concurrent qu’il élimine puisque, dans le rêve, il bénéficie d’une promotion exceptionnelle. Son nom apparaît dans les journaux – une réalisation de désir à laquelle il n’aurait même pensé durant la journée. En partant de chez la dame, il oublie le stylo qui porte ses initiales (castration, il s’auto-désigne déjà comme coupable). En se débarrassant du cadavre dans la forêt, il se blesse à la main (punition et deuxième castration). Comme il se doit, le surmoi se manifeste dans le rêve. Grâce aux nombreuses traces laissées involontairement, aux lapsus qui sont des sortes d’aveux, ses deux amis sont sur le point de découvrir son crime, ce qui peut le conduire en prison, voire à l’échafaud. Il faut qu’il paye, qu’il rembourse sa dette, ce qui exige la présence d’un maître-chanteur qui, par chance, meurt avant lui (le moi reprend le dessus sur le surmoi). Grâce à la police l’argent est récupéré, mais l’ambivalence typique du rêve se manifeste par son suicide, qui heureusement n’est qu’un sommeil, puisqu’il se réveille4 assis dans un fauteuil qu’il n’a jamais quitté. Tout est arrangé, le cauchemar prend place dans ses bons/mauvais souvenirs.

Si cette histoire n’avait pas été un rêve, elle aurait été typique de la structure du film noir5 : un événement fortuit, souvent provoqué par une femme6, qui pousse un homme respectable, bien installé dans la vie, à une série de crimes déshonorants qui le conduisent au suicide. On n’enseigne pas la criminologie sans être soi-même un tout petit peu tourné vers le crime. Dans la vie, rien n’est assuré, tout peut toujours se retourner. En intégrant l’histoire dans un rêve, Fritz Lang redouble la parodie : parodie de rêve psychanalytique un peu trop typique, et parodie de film noir qui, contrairement aux règles, se termine bien7. En effaçant la réalité du crime, le film contient tous les éléments du film noir sans les prendre au sérieux. Il fait du rêve freudien une catastrophe intime, sans critique sociale, ni satire, ni exhibition convenue de violence, mis à part quelques coups de ciseau8 dont on voit mal comment ils auraient pu entraîner la mort. Tout, dans ce film, est trop parfait pour être vrai – y compris le soulagement du professeur dans la dernière scène. Avec la prolifération des vitres, miroirs, portes et autres démultiplications, c’est le cinéma lui-même, en tant que mise en image du fantasme de l’autre, qui se trouve ironiquement mis en abyme. 

  1. Interprété par Edward G. Robinson. Le W de Wanley peut être vu comme un M inversé, après MabuseM Le Maudit et Metropolis. C’est la figure du crime, de l’ombre de tout être humain. Edward G. Robinson lui-même avait jusque-là plutôt joué des personnages négatifs. ↩︎
  2. Interprétée par Joan Bennett. ↩︎
  3. On se demande pourquoi les censeurs du code Hayes ne se sont pas manifestés. ↩︎
  4. Prouesse cinématographique : dans un unique plan, le professeur s’endort avec un costume et se réveille avec un autre. ↩︎
  5. C’est un des films qui a conduit à l’invention, en 1946, de la notion de film noir par Nino Frank, dans un article de L’Écran Français↩︎
  6. Alice Reed invite le professeur chez elle, et c’est aussi elle qui lui tend le ciseau du meurtre. ↩︎
  7. Dans le roman d’origine, Once Off Guard de J. H. Wallis, l’histoire s’achevait mal. On a dit que le happy end avait été ajouté pour des raisons commerciales – mais il est inhérent au contenu parodique du film. Comme l’a expliqué Fritz Lang lui-même, le film se termine sur un éclat de rire. ↩︎
  8. On peut considérer que le ciseau, lui aussi, est un instrument de castration – mais dans ce cas c’est le professeur qui le brandit, et le financier qui est castré. ↩︎
Vues : 10

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *