Yannick (Quentin Dupieux, 2023)

Un film singulier qui affirme que rien dans l’œuvre d’art n’est singulier, exceptionnel

C’est un film qui montre à quel point l’œuvre, dite d’art1, peut être contraignante, voire dictatoriale. Pour être ou devenir spectateur, il faut accepter la règle qui vous contraint à l’immobilité, la passivité, dans le noir et l’anonymat. En payant sa place, sans même avoir à cocher la case J’accepte les conditions du contrat, l’œuvre s’impose à nous comme telle, en tant qu’œuvre. Nous pouvons l’ignorer, la détester, la mépriser, mais quelles que soient nos réserves, y compris si nous récusons ses qualités, si nous ne l’estimons pas digne du statut auquel elle prétend, il nous est interdit de déborder, de pénétrer à l’intérieur de ses limites. Ses frontières étant inamovibles, sacrées, nous n’avons pas le droit de l’améliorer, la modifier, la transformer; ce serait une pénétration, un viol. Cela vaut pour tous les contemporains, qu’ils apprécient ou non l’œuvre d’art en général. Que nous soyons ou non partie prenante au monde de la culture, nous acquiesçons à une sorte d’évidence, de servitude volontaire sans laquelle, pensons-nous, il ne peut pas y avoir de création, d’œuvre. 

Yannick le film, et aussi le personnage2 qui donne son nom au film c’est-à-dire à l’œuvre (d’art) qu’est ce film, suggère que cette évidence n’est qu’un dogme qui, comme n’importe quel dogme, peut être analysé, déconstruit, transgressé. Non seulement il le dit, il l’affirme, mais en outre, il le fait. Il sort en même temps de l’anonymat, de l’obscurité et de l’immobilité. Comme s’il était lui-même une œuvre d’art, il exige de la part des acteurs et des spectateurs la soumission. Avec son revolver tenu nonchalamment du bout des doigts3, il est à la fois violent et non violent, naïf et rusé, provocateur et amical. Après tout, en payant leur place, ils ont avalisé la souveraineté du créateur, eh bien, qu’ils en fassent autant avec lui. Il tient à s’imposer à leur attention par sa seule performance, sans tenir compte du fait qu’elle est, au regard des rapports sociaux, illégitime. En disant qu’il vient de loin, de Melun, 45 minutes de train et 15 minutes de marche, il croit se justifier, mais cet éloignement (l’aveu de sa modeste condition sociale de gardien de parking) est au contraire ce qui, aux yeux du public, le rend illégitime. Son inversion du rapport de pouvoir (une sorte de révolution) ne libère pas les spectateurs, au contraire, il déclenche la peur, la désapprobation, voire le dégoût. Avant que l’un d’eux le dénonce à la police, ils le prennent pour un fou4 ou un preneur d’otages5, mais pour lui, cela n’a aucune importance. Le voilà de l’autre côté de la barrière de la création, et il en jouit. (Cela tombe bien, puisqu’il était venu pour le plaisir, la jouissance, que le spectacle, jusque là, ne lui avait pas procuré). 

Et voici que sa sincérité déteint sur les acteurs. L’un d’entre eux6, qui joue le cocu7 dans la pièce de boulevard, avoue son malaise, sa souffrance, il craque. Oui, il est plusieurs fois cocu, en jouant des pièces qu’il méprise, en se produisant devant cette assistance clairsemée de personnes assez médiocres pour être venues l’écouter, en injuriant ce pauvre garçon qui après tout ne dit rien d’autre que la vérité. Ébranlé par son remplaçant (Yannick), l’acteur renonce au contrat qui le liait jusque là au théâtre. Il s’empare du revolver, avant d’en être à son tour privé. 

On trouve dans d’autres films le thème de la perte de souveraineté du créateur, par exemple dans Les chaussons rouges (Powell et Pressburger, 1948) ou Phantom of the Paradise (Brian de Palma, 1974), mais dans ces films le responsable est intérieur au milieu, c’est un acteur ou un producteur. Yannick n’est qu’un vague spectateur arrivé de banlieue, il n’est rien du tout, ce qui ne l’empêche pas, à partir du rien, d’approcher du même résultat. Nous voici dans un temps où l’homme du commun, par le pouvoir de la parole (et du revolver), peut prendre la place du créateur. Quand l’égalité n’a ni limite, ni borne, ni justification, quand elle devient inconditionnelle, alors il faut faire intervenir la police.

  1. Ce qui suppose que ces deux termes sont à peu près synonymes, selon l’équation Œuvre = Art, une proposition elle aussi très discutable, car elle exclut toutes les œuvres qui ne sont pas d’art. ↩︎
  2. Interprété par Raphaël Quenard, clef de voûte du film, qui a été écrit pour lui. ↩︎
  3. Pourquoi serait-il venu voir une pièce de théâtre avec un revolver dans la poche ? Sans doute savait-il à l’avance qu’il serait déçu. ↩︎
  4. En oubliant que de nombreux metteurs en scène ou réalisateurs, comme par exemple Alfred Hitchcock ou Patrice Chéreau (la liste est longue), se conduisaient souvent comme des dictateurs.  ↩︎
  5. Oubliant que les conventions du théâtre constituent, elles aussi, une prise d’otages. ↩︎
  6. Interprété par Pio Marmaï qui montre par son mépris, voire son sadisme, la face cachée de l’œuvre d’art. ↩︎
  7. Le cocu, essence même du vaudeville. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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