Esterno Notte (Marco Bellocchio, 2022)

À l’acmé de la violence, du calcul politique qui voue Aldo Moro au sacrifice, se pose la question de l’au-delà du pouvoir, du politique

Pourquoi les Brigades rouges ont elles enlevé Aldo Moro ? Elles cherchaient à être reconnuescomme le principal adversaire politique du pouvoir en place, la Démocratie Chrétienne (DC). Pour occuper cette place, il leur fallait dévaloriser l’autre force politique qui, selon elles, n’était pas un véritable ennemi, le parti communiste italien (PCI)1. En tant qu’ennemi privilégié, elles exigeaient qu’on négocie avec elles, et aussi qu’on leur donne les moyens de remplir leur tâche en leur versant une rançon. Avec l’appui du pape Paul VI2, Aldo Moro a sollicité une telle négociation, qui était inacceptable pour la DC et son principal soutien à l’étranger, les États-Unis, alors sous la présidence de Jimmy Carter3. Il fallait, pour la DC, que les Brigades restent extérieures au système politique en place, y compris en tant qu’ennemies. Si Aldo Moro est apparu comme un traître (ou un fou), c’est parce qu’il souhaitait cette intégration, comme il avait souhaité dans les mois qui précèdent l’intégration du PCI dans le système gouvernemental. Ce souhait, bien sûr, était pour lui une question de survie : soit la DC acceptait les négociations secrètes, et il avait l’espoir d’être épargné, soit elle les refusait, et il allait être sacrifié4. Dans ce sacrifice comparable à celui du Christ, les Brigades occupent, du point de vue des chrétiens, la place de Juda. Prises dans une logique de rapports de force5, elles finissent par exécuter celui qui était, malgré de profonds désaccords, leur principal avocat dans la confrontation avec le pouvoir. 

Les méthodes des Brigades ne différaient pas de ce qu’elles reprochaient à la DC. Leur extrême violence, marquée par les assassinats de personnalités politiques6 et aussi de policiers ou gardes du corps comme cela s’est produit le 16 mars 1978, jour de la capture d’Aldo Moro, peut être comparée à celle de la mafia, dont certains parlementaires ou ministres n’étaient pas éloignés. Le cynisme de leurs calculs politiques n’avait rien à envier à celui de la DC. Il y avait donc, virtuellement, un langage commun. S’ils avaient accepté ce langage, les dirigeants démocrates chrétiens auraient avoué leur proximité, ce qui était insupportable pour eux. Le film montre leur embarras comme il montre l’embarras du pape, engagé dans cette voie. Mais il y a plus. Marco Bellocchio explique que les accusations de folie à l’égard d’Aldo Moro masquent une autre réalité : les chefs de la DC étaient désemparés, eux aussi étaient rendus fous par l’affaire. Pris dans une logique de calculs et contre-calculs qui les dépassait, ils ont engagé un processus de dissolution des partis politiques italiens qui ne s’est jamais arrêté7. En 2023, 45 ans plus tard, la DC et le PCI ont disparu du paysage politique. Le scénario redouté par les Brigades rouges s’est réalisé : les partis postfascistes sont au pouvoir.

Cela conduit à s’interroger sur la relation qui existe entre le sacrifice d’Aldo Moro et le système politique dominant à l’époque, qui de fait incluait les Brigades rouges. Ayant décidé dès le départ que pour sauvegarder la démocratie et éviter le démantèlement de l’État, il fallait refuser toute tractation avec les révolutionnaires, les dirigeants politiques étaient conduits à nier l’authenticité des textes écrits par Moro, en s’appuyant sur un comité de pseudo experts psychiatres et graphologues. Tout crédit étant retiré au président de la DC, celui-ci perdait virtuellement sa valeur d’échange. La dignité refusée aux Brigades étant également refusée à Aldo Moro, celui-ci devenait lui aussi un ennemi, une position partagée par la DC et le PCI8. Tout se passe comme si son exécution avait été décidée par la DC avant de l’être par les Brigades. Pourquoi négocier avec les ravisseurs, quand d’une certaine façon on partage leur point de vue ? Même le pape a dû se rallier à cette position. Après avoir réuni une forte somme d’argent pour le cas où les négociations auraient pu aboutir, il a lancé un appel demandant la libération « sans condition » d’Aldo Moro – une façon de se rallier au refus gouvernemental de toute tractation9. Ce ralliement s’est concrétisé lors de la cérémonie funéraire célébrée le 13 mai 1978, où de nombreuses personnalités politiques italiennes étaient présentes malgré le boycott de la famille et l’absence de la dépouille10

En déclarant dans l’un de ses derniers écrits abandonner ses fonctions politiques, Aldo Moro semble finalement accepter sa propre annihilation. Vis-à-vis des Brigades, l’argument pourrait être : « Puisque je ne vaux rien, même ma mort n’a pas de valeur ». La coalition DC-PCI avait, dès le départ, validé cette élimination. En exécutant Moro, les Brigades la valideront à leur tour11. Peut-être peut-on penser une autre conception du politique à partir de ce retrait, cette élimination qui est aussi le creusement d’une place vide. Tout se passe comme si, dans le sillage de la demande verbalisée par le pape (une libération sans condition), les autorités politiques avaient déclaré : « Nous n’avons rien à voir ni avec vous (les Brigades), ni avec lui (Aldo Moro) ». Cette position de refus inconditionnel de toute discussion opère, de facto, le creusement d’un lieu symbolisé par le tombeau vide lors des pseudo-funérailles célébrées par le pape. En ce lieu, même le cadavre retrouvé dans un coffre de voiture n’a pas de place. Les politiciens DC-PCI-Brigadistes ont involontairement suscité un tel lieu. Du côté du pouvoir, il a été anticipé par la négation des écrits d’Aldo Moro, le silence gêné, les mensonges officiels, les obscurités systématiquement entretenues, les supputations hypocrites, et aussi le sentiment d’inadéquation, voire de folie, dont le film de Marco Bellocchio se fait l’écho parmi les ministres et le personnel politique. Du côté des brigadistes, il est creusé par l’absence de stratégie, les hésitations, l’exécution d’un homme pour lequel on a le plus grand respect. Ce lieu vide est celui de la renonciation au pouvoir. C’est un lieu inimaginable, irréaliste et insoutenable12, le seul qui aurait pu servir d’antidote à la décomposition morale et intellectuelle de la DC, au fonctionnement anonyme, opaque des adhérents et complices de la loge P2 dont Giulio Andreotti, le président du Conseil, était l’un des principaux responsables. Ce lieu n’existe pas comme tel, mais sa possibilité a été involontairement ouverte par l’assassinat d’Aldo Moro. Lui seul, peut-être, (le lieu, pas l’homme), aurait pu – et pourrait peut-être encore – protéger la démocratie italienne de la montée postfasciste.

  1. Aux élections de 1976, le PCI a obtenu plus de 34% des voix. Aldo Moro a été enlevé le jour de la signature au Parlement du « compromis historique » avec la DC (38% des voix) imaginé pour résoudre la crise politique. ↩︎
  2. Mort le 6 août 1978, il a survécu moins d’un trimestre à son ami Aldo Moro. ↩︎
  3. Dont le nom n’est jamais prononcé dans la série de Marco Bellocchio. ↩︎
  4. Pendant sa période de détention, Aldo Moro a écrit de très nombreuses lettres : une à deux par jour, à sa famille, au parti, à la presse. Il argumentait, avec son langage politique, en faveur d’un compromis avec les Brigades rouges. Sur 81 lettres, 28 ont été diffusées par les brigadistes. ↩︎
  5. En 1977, l’ingénieur Pietro Costa a été libéré contre rançon. ↩︎
  6. Les brigades rouges ont revendiqué 86 meurtres, principalement des policiers, des carabiniers, des magistrats et des personnalités politiques. Le syndicaliste Guido Rossa a été assassiné le 24 janvier 1979 pour avoir dénoncé un travailleur coupable d’avoir distribué des tracts des Brigades rouges. ↩︎
  7. L’exhibition de son cadavre, plié en deux dans le coffre d’une Renault 4 rouge, à mi-chemin entre le siège de la DC (Place du Jésus) et celui de PCI (rue des Boutiques obscures), a transformé sa mort en un verdict collectif pour la classe politique. ↩︎
  8. « Quoiqu’il dise ou fasse, cela ne peut être considéré comme vrai » est-il écrit dans le Manifesto, organe communiste. ↩︎
  9. Seuls les socialistes, dirigés par Bettino Craxi, ont envisagé un échange de prisonniers, comme le préconisait Aldo Moro. ↩︎
  10. Le tombeau était vide, comme celui du Christ après la Résurrection. La famille a respecté la volonté d’Aldo Moro en organisant des funérailles dans l’église de San Tommaso de Torrita Tiberina, à distance des cérémonies d’Etat. ↩︎
  11. Dans le film Buongiorno, notte, réalisé en 2003, Marco Bellocchio introduit le dialogue suivant entre brigadistes : « — Vous avez décidé de le tuer ? – Oui, on est tous d’accord. – Pourquoi tu lui dis d’écrire ? – Pour qu’il passe le temps. – Le pape lui-même s’est agenouillé. Ça ne vous suffit pas ? – Non. – Pourquoi ? Beaucoup de camarades ont été impressionnés. – Tu n’as pas bien lu. Disponibilité, mais aucune condition. Le libérer sans condition, c’est se foutre de notre gueule. On devrait le libérer en échange de rien. Ils ne veulent pas nous reconnaître. – Et pourquoi ? Si vous-mêmes ne les reconnaissez pas. – « Vous », tu n’es pas des nôtres ? – Si, mais je ne comprends pas pourquoi on doit le tuer. Rien ne me persuade que c’est juste. Je peux dire ça ? – La guerre révolutionnaire ne doit pas avoir de limites humanitaires. Aucun acte n’est interdit. Pour la victoire du prolétariat, on est en droit de tuer sa propre mère. Ce qui nous paraît inconcevable, absurde ou inhumain est un acte héroïque d’annihilation de notre réalité subjective. C’est le maximum de l’humanité. C’est en ces termes qu’on doit raisonner. » ↩︎
  12. On pourrait ajouter : « au-delà du souverain », car toutes les parties (l’État, les ministres, l’église, les Brigades, la famille et Aldo Moro lui-même) auraient renoncé à une quelconque maîtrise des événements politiques (maîtrise dont en tout état de cause ils ne pouvaient détenir qu’un minuscule fragment). ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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