Entre conditionnel et inconditionnel, il n’y a pas, il ne peut pas y avoir, de compromis possible
Par définition, en tant que tel, l’inconditionnel ne peut accepter aucun compromis, aucune condition d’existence. Il s’affirme tel quel, dans sa pureté, sa souveraineté, voire sa brutalité. S’il se compromettait, il se nierait lui-même. Cela le situe au carrefour de plusieurs conceptions de l’éthique. Dans toute communauté, tout groupe, il faut des compromis qui sont par essence conditionnels car ils dépendent des soucis ou des intérêts de tel ou tel sous-groupe; mais il faut aussi des fondements, des principes qui trouvent leur origine en-deçà ou au-delà de tout intérêt, en-deçà ou au-delà de la loi. Pourquoi un principe de dignité ou d’égalité serait-il supérieur à un principe de violence ? On ne pourra jamais le démontrer, il n’y a pas de pourquoi, mais nous pouvons en décider ainsi, sans condition, sans justification et même sans explication : ainsi en va-t-il du principe inconditionnel. S’il fallait le démontrer, il perdrait sa qualité, il ignorerait sa propre évidence. Si nous n’en avions pas l’intuition, la certitude, l’étrange catégorie des cinéastes de l’inconditionnel n’existerait pas – et le fait est qu’elle existe, et même que j’ai pu en faire une liste : Hong Sang-soo, Jim Jarmusch, David Lynch, Jean-Luc Godard, Jacques Rivette, Paul Schrader, Wong Kar-wai, Bas Devos, Alain Resnais, Todd Haynes, Albert Serra, les cinéastes du groupe El Pampero, d’autres encore, beaucoup d’autres partout dans le monde, sans compter les nombreux films d’auteurs (quoiqu’on puisse en dire, je tiens à ce mot, malgré ou à cause de son lien étymologique avec l’autorité, l’automatisme) traversés par cette obligation, volontairement ou pas, de part en part ou ponctuellement. Chez eux l’inconditionnel surgit, sans autre commandement que son propre surgissement. Cela ne signifie pas l’absence de contexte, de milieu social ou culturel, cela signifie que les conditionalités environnent ce point focal. Elles sont tentées de le parasiter, mais restent impuissantes. Qu’il surgisse localement ou lacunairement, il existe, autonome et souverain, sans obligation. Malgré la vacuité des preuves, il en résulte un engagement, une obligation, une autre éthique, l’éthique même, qui vaut plus que l’éthique.
Le personnage de Casanova dans Histoire de ma mort (Albert Serra, 2013) est arrivé au bout de ce qui sera nommé sa vie, quand les éditeurs donneront un nouveau titre, posthume, à ses Mémoires. Le film prend place entre son dernier séjour de plaisir en Suisse, lieu de conversations, de lectures et d’amitiés, et son installation dans un château des Carpates, où sa dernière rencontre n’est autre que le comte Dracula et ses trois « fiancées »1. Après une vie d’imprévoyance vécue au jour le jour dans le jeu, l’échange sexuel, les voyages, la lecture, la fréquentation des penseurs, des princes et des célébrités, la joie, la prison, les phases de misère et de prospérité, il doit franchir une double rivière : celle qui sépare les contrées qu’il a connues d’une autre contrée, inconnue, et celle qui sépare la ferme du père alchimiste, avec lequel on peut encore débattre, du domaine de Dracula, où plus aucun autre échange n’est possible que celui du sang. Lors du premier franchissement, il est trompé par les passeurs, et lors du second, il perd toute souveraineté. Cette double frontière sépare l’inconditionnalité d’une existence vagabonde, pour laquelle il n’a aucun compte à rendre, d’un monde où la succession des morsures crée des dépendances, des engagements, des subordinations auxquels ni lui ni son valet ne peuvent survivre. Tous deux contaminés, ils ne transmettront plus, ils disparaitront.
Rien n’est jamais inconditionnel dans la vie courante, n’est-ce pas ? et par conséquent, comme tel, il ne se présente pas, cela va de soi. Si on l’évoque, c’est indirectement, dans une certaine modalité de la présence qui peut ressembler à de la compromission. Prenons l’exemple d’une évocation, une apparition étrange, incompréhensible, celle de Hana, la petite fille du film de Ryusuke Hamaguchi, Le mal n’existe pas (2023), au moment de sa rencontre avec l’animal, le cerf. Elle voudrait concilier l’exigence inconditionnelle qui conduit son père à combattre le représentant de la rationalité, du calcul, qui voudrait installer, dans cette campagne isolée, un camping glamour, avec la possibilité de vivre. Elle voudrait préserver leur modeste univers dépourvu de tendance maléfique, si l’on en croit le titre du film, et aussi tenir compte des hésitations des représentants du pouvoir. Le problème, c’est que l’exigence venue du père ne se verbalise pas, ne s’explicite pas. En disparaissant, le cerf entraîne la petite fille dans un autre monde. Là où les exigences de rationalité portées par les visiteurs de Tokyo sont indéracinables, on ne peut pas se dissocier du mal (la puissance gestionnaire du conditionnel), il revient toujours.
Autre exemple : La Voyageuse (Hong Sang-soo, 2024) où l’impact de l’inconditionnel est marqué visuellement dans les couleurs (le vert), les vêtements et aussi les gestes d’Isabelle Huppert : sa démarche, son approche, sa façon cavalière de toucher ou d’embrasser. Elle est l’étrangère qui arrive sans prévenir dans un univers où tout est calculé et se débarrasse immédiatement du symbole de cet univers (l’argent), elle est la personne qui traduit les sentiments refoulés de ses interlocuteurs dans une langue ignorée, elle est la femme qui s’installe chez un jeune homme sans contrepartie aucune, ce qui apparaît à la mère du jeune homme comme un scandale, une absurdité. Le paradoxe de son positionnement, c’est que tout en étant incompréhensible, elle est directement assimilable par ceux auxquels elle s’adresse. Aussi surprenante soit-elle, elle touche à du déjà connu dans un autre monde, dont le souvenir n’est pas totalement éradiqué. Il faut que les autochtones acceptent (inconditionnellement) l’étrangère, ils ne peuvent pas faire autrement, même si parallèlement, leur vie véritable, la vie courante (conditionnelle), poursuit son cours.
- En réalité Giacomo Casanova a fini sa vie en 1798 dans un château de Bohème. Le Casanova fictif d’Albert Serra prend la place du Jonathan Harker de Bram Stoker dans son roman Dracula (1897). ↩︎