Adresse à Jack Y. Deel : témoigner pour le témoin

Adresse à Jack Y. Deel : il aura fallu, malgré tout, témoigner pour le témoin

On trouve dans le poème de Paul Celan Aschenglorie la phrase : Niemand zeugt für den Zeugen, qu’André du Bouchet a traduite par Nul ne témoigne pour le témoin. Un témoin est quelqu’un qui est présent à ce qu’il témoigne, et bien entendu personne ne peut le remplacer dans sa présence. Si je n’ai pas été présent à un événement, je ne peux pas en témoigner. Cela semble aller de soi, mais après tout, comment le témoin peut-il prouver qu’il a été présent à cet événement ? Tu nous as expliqué, cher Jack, que c’était une question de confiance, c’est-à-dire de croyance. Pour qu’un témoignage soit crédible, il faut croire le témoin. Aucun témoignage ne pourrait être validé sans la promesse de vérité du témoin, son serment. Je jure que j’étais présent, dit-il, et Je jure que je dis la vérité. Chacun peut y croire ou ne pas y croire, il n’y a pas de preuve. Mais si cette confiance vaut pour le témoin, est-ce qu’elle ne pourrait pas valoir aussi pour le témoin du témoin, et ainsi de suite ? Après tout c’est ainsi que fonctionne la croyance. Si je crois que la terre est ronde, c’est parce qu’une série de témoins et de témoins de témoins a usé de toutes sortes d’arguments pour le faire valoir – et j’ai confiance, et je continue à avoir confiance même si le témoin disparait, et je continue à avoir confiance même si, à mon insu ou pas, la chaîne de témoignage est rompue. Il arrive que la confiance fasse des bonds, et cela peut conduire au meilleur comme au pire complotisme (question éthique, politique, scientifique et autre). C’est là qu’intervient le cinéma, lieu assez privilégié de la croyance. Un film peut remplacer un témoin ou se faire directement témoignage, même si c’est fictif. 

Prenez L’étreinte du serpent (Ciro Guerra, 2015). Entre le témoin direct (l’indigène) qui a tout oublié, le témoin indirect (le savant) mort depuis longtemps et le cinéaste qui invente une fiction à partir des éléments qu’il a collectés, la chaîne est fragile, et pourtant, malgré l’absence de preuve, je crois en l’existence de la culture amazonienne disparue. Si un témoin direct des siècles passés ressurgissait, aurais-je plus de raisons de le croire que de croire le témoignage de ce film ? La question ne se posant pas, je préfère le film plutôt que rien. C’est ainsi que j’interprète des traces, que je ressuscite des événements qui n’en sont pas. Il suffit que ma mémoire flanche pour que je disparaisse comme témoin, y compris de moi-même. C’est ce qui arrive, par exemple, dans L’Année dernière à Marienbad(Alain Resnais, 1961) ou dans Mémento (Christopher Nolan, 2000). Ni le personnage nommé A (qui pourrait avoir oublié son propre nom) ni Leonard Shelby (incapable de se remémorer le passé) ne sont des témoins crédibles, et pourtant nous, les spectateurs, nous sommes pris dans la fiction qu’ils personnifient. Cher Jack, je ne pense pas que tu aurais contesté que cela vaut bien un solide témoignage, ancré dans l’affirmation du réel.

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