Adresse à Jack Y. Deel (spectre de J. D.) : il aura fallu, malgré tout, témoigner pour le témoin
On trouve dans le poème de Paul Celan Aschenglorie la phrase : Niemand zeugt für den Zeugen, qu’André du Bouchet a traduite par Nul ne témoigne pour le témoin. Un témoin est quelqu’un qui est présent à ce qu’il témoigne, et bien entendu personne ne peut le remplacer dans sa présence. Si je n’ai pas été présent à un événement, je ne peux pas en témoigner. Cela semble aller de soi, mais après tout, comment le témoin peut-il prouver qu’il a été présent à cet événement ? Tu nous as expliqué, cher Jack, que c’était une question de confiance, c’est-à-dire de croyance. Pour qu’un témoignage soit crédible, il faut croire le témoin. Aucun témoignage ne pourrait être validé sans la promesse de vérité du témoin, son serment. Je jure que j’étais présent, dit-il, et Je jure que je dis la vérité. Chacun peut y croire ou ne pas y croire, il n’y a pas de preuve. Mais si cette confiance vaut pour le témoin, est-ce qu’elle ne pourrait pas valoir aussi pour le témoin du témoin, et ainsi de suite ? Après tout c’est ainsi que fonctionne la croyance. Si je crois que la terre est ronde, c’est parce qu’une série de témoins et de témoins de témoins a usé de toutes sortes d’arguments pour le faire valoir – et j’ai confiance, et je continue à avoir confiance même si le témoin disparait, et je continue à avoir confiance même si, à mon insu ou pas, la chaîne de témoignage est rompue. Il arrive que la confiance fasse des bonds, et cela peut conduire au meilleur comme au pire (question éthique, politique, scientifique et autre). C’est là qu’intervient le cinéma, lieu assez privilégié de la croyance. Un film peut mentir (comme un témoin), mais il peut aussi remplacer un témoin ou se faire directement témoignage. Telle est l’ambivalence, insurmontable, de sa nature, son positionnement.
La question du témoignage au cinéma a été posée dans sa pureté par le film de Claude Lanzmann, Shoah (1985). Tu mentionnes ce film, c’est l’un des rares films que tu cites nommément1. Tu expliques qu’il est la meilleure illustration ce que peut être la trace au cinéma. Lanzmann n’intercale aucune image d’archive, aucun document : il privilégie la pure présence des témoins qui parlent au présent avec leurs mots, leur corps, leurs gestes. Ils disent que « ça a eu lieu là », ils l’ont vécu, il n’y a pas d’autre trace que celle qui survit à travers eux. Ils n’apportent aucune preuve, ils ne peuvent que témoigner en saluant ceux qui n’ont pas pu survivre, les sans-salut, et leur parole est irrécusable. Cette parole testimoniale de personnes qui sont aussi des sortes de spectres, des revenants, est plus forte, plus crédible, qu’un document. Un certain jour en un certain lieu, ils racontent ce qu’on ne peut pas raconter, ce qui aurait été voué à l’oubli sans eux, auquel on ne peut pas ne pas croire. Selon toi, l’essence du film de Lanzmann, c’est l’essence du cinéma en général. Tu dis cela mais par ailleurs, dans d’autres écrits, tu doutes de la pertinence du cinéma, tu le considères comme une pure émanation du discours ou de la voix, dans le sens métaphysique du terme. Il se trouve que les deux thèses ne sont pas incompatibles : le sens que porte le film est une fabrication, une production industrielle, et aussiun témoignage.
Dans son film Spectateurs! (2024), Arnaud Desplechin reprend et développe une problématique du témoignage proche de la tienne. Il cite l’analyse qu’en fait Shoshana Felman en 1991 de Shoah et tend à la généraliser au cinéma en général – comme toi-même tu l’avais envisagé sans jamais, dans tes écrits ultérieurs, approfondir cette thèse. Mais lui, en tant que scénariste et réalisateur, le fait avec les moyens du cinéma : visuels, autobiographiques, allusifs, citationnels. Le cinéma est toujours en rapport avec le réel car il témoigne du réel. On n’a besoin pour cela ni de reconstitutions exactes ni d’images documentaires. Il suffit de laisser le cinéma témoigner de lui-même par ses acteurs, ses récits, ses images, ses points de vue. La vérité ne vient pas d’une démonstration mais d’une parole, par exemple celle d’un enfant comme dans Anatomie d’une chute(Justine Triet, 2023).
On peut trouver ce genre de problématique dans de nombreux films. Prenez L’étreinte du serpent (Ciro Guerra, 2015). Entre le témoin direct (l’indigène) qui a tout oublié de la culture de son enfance, le témoin indirect (le savant), mort depuis longtemps, qui a chroniqué tout ce qu’il trouvait de la culture indigène, et le cinéaste qui invente une fiction à partir des éléments qu’il a collectés, la chaîne est fragile, et pourtant, malgré l’absence de preuve, je crois en l’existence de la culture amazonienne disparue. Si un témoin direct des siècles passés ressurgissait, aurais-je plus de raisons de le croire que de croire le témoignage de ce film ? La question ne se posant pas, je préfère le film plutôt que rien – bien que je sache que le film est entièrement fabriqué, que c’est une pure fiction. Une trace, même fabriquée, peut témoigner d’un réel oublié, le faire revivre. Il en va ainsi des voies de la survie, qui peuvent suivre les chemins les plus obliques.
Il y a, entre la disparition de la trace et l’expérience d’un témoignage, un lien indissoluble. C’est le cas, par exemple, dans L’Année dernière à Marienbad (Alain Resnais, 1961) ou Mémento (Christopher Nolan, 2000). Le personnage nommé A, qui semble avoir tout oublié y compris son propre nom, et Leonard Shelby, incapable de se remémorer le passé, ne peuvent apporter aucune preuve de ce dont ils témoignent, et pourtant ils témoignent, et rien ne nous interdit de les croire. À partir du moment où nous savons que c’est une fiction, nous pouvons nous y laisser prendre – car elle témoigne aussi de notre propre vécu, du réel qui est en nous.
« Le cinéma et ses fantômes (interview dans les Cahiers du cinéma, avril 2001) », Ed : Cahiers du Cinéma, 2001, p80. ↩︎