On ne peut pas annuler l’injustice mais seulement la réparer, car nul n’a jamais rencontré la justice comme telle
Peut-être y a-t-il des mondes justes, des mondes de mécanismes, de lois, d’efficacité absolue ou de symétrie intégrale. Sans doute ces mondes nous environnent-ils sans que nous les voyons. Ils sont si réguliers que nous ne nous rendons même pas compte de leur existence, mais le monde que nous vivons (nous ne vivons pas dans un monde, nous vivons le monde), celui qui nous environne, celui des humains et aussi celui qu’on nomme naturel (pour autant que la nature puisse être opposée à l’homme), il est foncièrement injuste. Chaque geste, chaque mouvement, chaque marque de vie, est l’occasion d’un déséquilibre, d’un décalage qui peut être défavorable à tel élément, objet ou organisme, chaque processus vital ou non peut avoir pour résultat la détérioration, la destruction ou l’élimination d’une part de l’univers. L’injustice est permanente, perpétuelle et inéluctable – et pourtant nous exigeons la justice. Chaque enfant, spontanément, peut crier : « C’est pas juste! » sans que personne ne le lui ait jamais enseigné. La demande de justice est instinctive, irrépressible, inconditionnelle. Nous sommes mis en demeure d’agir, mais comme la justice absolue est inaccessible, nous n’avons pas d’autre choix que d’agir pour réparer l’injustice Or pour cette tâche, ce devoir, il n’y a pas de règle a priori, pas de schéma préétabli. La réparation s’impose, sans que sa forme, son contenu, ne soient prévus à l’avance.
Dans le film de Viggo Mortensen, The Dead Don’t Hurt (2024), Vivienne Le Coudy trouve dans l’embellissement de son petit ranch, la plantation d’arbres et de fleurs, une compensation à l’abandon, l’humiliation, le viol, la pauvreté, etc. C’est le choix qu’elle fait, la décision qu’elle prend. Il n’y a pas de lien direct entre les injustices qu’elle subit et ses initiatives, il n’y a pas non pas de commune mesure, mais cette réponse oblique, indirecte, elle est la seule possible à ce moment-là. Dans Dancer in the Dark (Lars von Trier, 2000), Selma Ježková devient aveugle et sait que son fils Gene, âgé de 12 ans, suivra le même chemin s’il n’est pas opéré. C’est une terrible injustice, elle exige que son fils soit opéré, même au prix de sa propre vie. Il est paradoxal de soutenir que sa mort, elle-même injuste puisqu’elle est innocente du meurtre dont on l’accuse, est une sorte de réparation, et pourtant dans sa logique à elle, dans son mode de pensée, c’est par là qu’il faut en passer. La réparation peut suivre des chemins paradoxaux, contradictoires : aucune règle ne peut l’enfermer.