Dancer in the Dark (Lars Von Trier, 2000)

Un sentiment de culpabilité, enfermé dans un cycle de dette incontrôlé, peut conduire à l’injustice la plus radicale, effacer tout autre désir, toute autre éthique

L’histoire se passe en 1964 dans l’Etat de Washington1. Selma Ježková, interprétée par la chanteuse islandaise Björk Guðmundsdóttir2, est venue de sa Tchécoslovaquie natale avec son fils Gene, âgé de 12 ans, car elle sait que, comme elle, le garçon va progressivement perdre la vue à cause d’une maladie héréditaire. Elle espère économiser assez d’argent pour payer une opération qui doit être entreprise quand l’enfant aura atteint ses 13 ans. Quand on lui demande pourquoi elle a voulu cet enfant, sachant qu’il serait malade lui aussi, elle répond : je voulais sentir un bébé dans mes bras. Elle n’a pas pu réprimer ce désir maternel qui pour elle est une faute : pourquoi jeter dans le monde un futur aveugle qu’elle ne pourra même pas soutenir ? Elle se sent coupable, terriblement coupable, mortellement coupable. C’est sa faute, sa faute originelle. Une femme qui, comme son père biologique, porte une telle tare, ne devrait pas avoir d’enfant (pense-t-elle). Elle rêve d’avoir un autre père et de porter un autre nom : Oldřich Nový3, danseur de claquettes, acteur de comédie musicale, un genre qu’elle adore et qu’elle pratique autant qu’elle le peut en amatrice, dans une troupe locale4. Sa vie se partage en deux : d’un côté le dur labeur, afin d’économiser sou par sou la somme nécessaire à l’opération grâce à son travail dans une usine, d’un autre côté le rêve de la comédie musicale, qu’elle va voir au cinéma avec son amie la française Kathy5, ouvrière comme elle, interprétée par Catherine Deneuve6, qui l’aide à se déplacer et lui explique la chorégraphie qu’elle ne peut pas voir de ses propres yeux. On ignore qui est le père de l’enfant, qui n’a été qu’un géniteur. Selma est persuadée que, pour atteindre ses objectifs, elle doit réduire à néant sa propre vie amoureuse. Elle rejette les avances d’une autre homme, son voisin Jeff, garçon plein de compassion et d’amitié, qui aurait pu introduire dans sa vie un peu de stabilité. La maladie de son fils est un secret qu’elle ne confie à personne, une honte qu’elle porte en elle en espérant la réparer. 

Le film est aussi une thèse, une sorte de démonstration qui doit pousser le mélodrame aussi loin que possible7. La situation de Selma s’aggrave brutalement quand son logeur, un policier incapable de rembourser ses propres dettes, lui vole ses économies. Ayant commis l’erreur de se confier à lui, elle devine qu’il est l’auteur du vol et tente de récupérer l’argent. Le policier ne nie pas, déclare qu’il n’a pas d’autre choix que le suicide, mais n’assume pas son acte. Pour éviter d’avouer sa situation à sa femme, il fait en sorte qu’avec son arme de service, ce soit Selma qui le tue. En larmes, elle s’exécute. Elle s’enfuit, réussit à porter au chirurgien la somme dont elle dispose pour que son fils soit opéré. Dénoncée par le chef de troupe, elle est capturée par la police. La voici accusée de meurtre, jugée. N’ayant toujours rien dit à personne sur la maladie de son fils, elle ne peut présenter aucun mobile crédible lors du procès. Le jury la croit coupable, elle est condamnée à la peine de mort pour tentative de vol et meurtre d’un policier.

On en arrive à une situation extrême : la pure et généreuse Selma, qui se sacrifiait pour son fils, va être sacrifiée pour de bon. C’est ce mot, sacrifice, qui est le plus souvent prononcé par les analystes et interprètes de ce film. Après avoir renoncé à sa vie sexuelle, familiale, sociale, elle renonce aussi à sa vie de mère, et enfin à sa vie tout court. Emprisonnée, elle préfère ne plus jamais avoir de contact avec cet enfant qui symbolise pour elle à la fois son bonheur et sa faute. Il faut que l’enfant soit dissocié de son héritage, qu’il oublie en même temps sa mère et la cécité. Sans doute ne se rend-elle pas compte à quel point cet effacement du passé est lui-même cruel. Ton fils a besoin de toi lui dit Kathy, mais elle n’en tient pas compte. L’essentiel pour elle, c’est que son enfant devienne normal, qu’il vive la vie normale d’un enfant normal, c’est-à-dire voyant. En se sacrifiant, elle sacrifie aussi la santé mentale de son fils. Son dévouement laisse libre cours à une mécanique d’effacement, d’anéantissement. Elle refuse toute révision du procès, toute aide extérieure, mais au dernier moment, quand il s’agit de parcourir les 107 pas du couloir qui conduit à la pendaison, elle craque. Incapable de se lever, de marcher, de se tenir droite au moment ultime, elle avoue enfin son désir de vivre. Elle se croyait morte, mais en réalité ne l’était pas. Elle ne supporte pas sa propre mort. Le châtiment apparaît pour ce qu’il est : un meurtre. Elle aura tué le policier, qui voulait et ne voulait pas se suicider, et elle aura voulu se suicider, sans supporter l’idée de sa propre mort. Dans l’ultime moment, ses contradictions se révèlent. Elle proteste contre l’injustice, mais il est impossible de revenir en arrière, c’est trop tard.

Le film dénonce l’excès d’amour maternel. Une femme doit-elle se sacrifier pour son enfant ? La réponse est négative. En-dehors de l’amour pour son fils, son seul plaisir dans la vie était la comédie musicale. Elle a du y renoncer à cause de son handicap, renforcé par la trahison du chef de troupe. Malgré tous les obstacles, malgré le risque qu’elle y soit dénoncée, arrêtée, une force la poussait à revenir au théâtre, à participer aux répétitions. La même force l’a empêchée plus tard de marcher sereinement vers sa disparition. Cette force disait : Je ne suis pas qu’une mère, je suis une danseuse, une chanteuse, une personne. Sa pureté illimitée n’était que la contrepartie d’une culpabilité elle-même illimitée, son héroïsme masquait sa soumission au cycle aveugle de la dette. Responsable d’un enfant qui n’aurait pas du naître, elle ne pouvait pas échapper à la tragédie. Le film insiste sur le contraste entre cette dette irremboursable, mortifère, et un désir irréductible de transgression qui se manifeste par le choix d’un faux nom, Nový, l’affirmation d’une liberté, une individualité dissociée de la contrainte maternelle. La maladie génétique n’a ni cause, ni justification, ni début, ni fin. En se sentant coupable, Selma en assume la responsabilité, mais par sa passion de la comédie musicale, elle change de logique. Le moment où elle devient aveugle, où sa vue la lâche, est aussi celui où s’affirme son irresponsabilité. Elle ne peut ni continuer à travailler, ni accumuler de l’argent, ni protéger son fils. Il ne lui reste qu’à aller en prison – un destin paradoxalement facilité par la lâcheté du policier.

Selma subit l’injustice de sa situation, mais ne la combat pas directement. Son seul objectif est de la compenser. On l’accuse de meurtre, elle accepte la responsabilité. On lui vole son argent, elle le récupère puis le remet au chirurgien. On la dénigre, elle réplique par l’auto-accusation. Elle est victime d’une maladie, elle cherche à en minimiser les effets par un dévouement extrême, un travail ininterrompu. Elle fait tout ce qu’elle peut pour réparer le monde qui l’entoure, mais la tâche est impossible. Pour se dégager du cycle de la dette, il aurait fallu qu’elle se retire de ce système de compensation dans lequel elle est piégée. En acceptant sa propre cécité et celle de son fils, en cherchant des appuis extérieurs, en contestant le système établi, elle aurait évité l’auto-punition, l’auto-enfermement dans la honte et la dissimulation. Elle a eu l’intuition de ce chemin par le biais de la comédie musicale, mais n’a pu la mener à bien. 

Il en va autrement de l’actrice qui l’incarne, Björg. Fictivement situé dans l’Amérique profonde, le film a été tourné au Danemark8 dans des conditions qui ont suscité une myriade d’anecdotes qui finissent par composer une sorte de film supplémentaire dans le film9 : Björk compositrice, improvisatrice, fugueuse, tellement affectée par le tournage que Catherine Deneuve a dû la soutenir (comme Kathy dans l’intrigue), metteuse en scène des chorégraphies, quasi co-réalisatrice, et en outre exposée aux caprices du réalisateur10. Dans sa version vidéo US, le film commence par un écran blanc qui introduit des peintures de Per Kirkeby évoquant le chaos final et se termine par un écran noir, sous-titré, où Von Trier lui-même commente les conditions de production du film11. Par cette expérience (réelle), Björk aura accompli ce que Selma ne peut pas accomplir dans la fiction : jouer, danser et chanter dans un mélodrame musical. L’échec du personnage a pour corrélat la performance de l’actrice12. En s’auto-affectant et s’auto-commentant, le film multiplie les mises en abyme. Il répare ce que Selma n’a pas pu réparer – mais ne va pas au-delà. Comme dans Melancholia (Lars von Trier, 2011), Selma n’a pas d’avenir. On ignore ce qu’il adviendra de son fils après sa mort.

  1. Elle est inspirée d’un conte de fées, Golden Heart, où une petite fille se fait dérober, en forêt, tous ses effets personnels. Elle répète comme un mantra : « Ne vous en faites pas, je m’en sortirai ». ↩︎
  2. Contactée par Von Trier, elle a fini par accepter car elle trouvait des points communs entre sa vie et le script. ↩︎
  3. Ce nom n’est pas fictif : Oldřich Nový (1899-1983) a été acteur, compositeur, réalisateur, chanteur et dramaturge. Enfermé dans un camp par les nazis car sa femme était juive, il a été obligé d’abandonner, après la guerre, la comédie musicale, car ce genre ne convenait pas aux autorités communistes. Son dernier succès a été le film Kristian, dirigé par Martin Fric (1939). ↩︎
  4. Elle prépare un rôle dans La Comédie du Bonheur (Robert Wise, 1965), dont le titre en anglais est The Sound of Music (1965) – un dépouillement total, mais qui se termine bien. ↩︎
  5. Qu’elle nomme Cvalda, un mot qui signifie comédie musicale en tchèque – allusion possible aux films de Jacques Demy. ↩︎
  6. Elle avait elle-même contacté Lars Von Trier pour tourner dans un de ses films – mais il faut reconnaître qu’elle n’est pas très crédible en ouvrière métallurgiste. ↩︎
  7. Ce film est le dernier d’une trilogie dite « Trilogie de la bonté », après Breaking the Waves (1996) et Les Idiots (1998). ↩︎
  8. Björk a passé trois ans à composer la bande originale du film, puis l’a enregistrée à Copenhague, pendant le tournage, dans une maison où elle a reproduit, presque à l’identique, sa maison et son studio islandais. ↩︎
  9. Un documentaire a été tourné à ce sujet : Pour une palme d’or : le feu et la glace (Jean-Michel Vecchiet). ↩︎
  10. En 2017, elle l’a accusé de harcèlement sexuel. ↩︎
  11. Thanks God the film is over. Put it in a box and throw it away. That’s it… Thank God for that. There should be some music here. Björk had made a pop version, which actually works really well. – Yes, it really does. – It works just fine. But that wasn’t what I had asked for. I wanted it to be much more cut up and violent, – so we could end on this wild note. I guess you can say about Bjork’s and my collaboration – that we managed to restrain each other in all the wrong places. We ended up being so angry at each other – that we didn’t manage to achieve what we would have liked to achieve. I really thing so. Of course, we achieved other things, such as her performance. But this rebelliousness, that we both had in each our field, we ended up restraining that simply because, – Because you both are so fucking pig-headed! Well, yes, and vain! That really spoiled a lot. ↩︎
  12. A Cannes, le film a eu la Palme d’Or, et l’actrice le prix d’interprétation. ↩︎
Vues : 8

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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