Melancholia (Lars von Trier, 2011)

il y a dans ce film quelque chose de nazi : l’entrée en scène d’un monde absolument dépourvu d’avenir

Le 19 mai 2011, au festival de Cannes où son film était présenté, Lars von Trier a déclaré avoir « de la sympathie » pour Hitler. Interrogé sur ce point, il insiste : « Ok, I’m a nazi », dit-il en riant (ou en riant à moitié, selon d’autres commentateurs). Bizarrement, je n’ai trouvé aucun critique qui fasse un lien direct entre le contenu de son film et cette déclaration. Au contraire, la « critique », dans sa quasi unanimité, a loué le film, en utilisant un vocabulaire devenu peu courant à notre époque : « chef d’oeuvre absolu, esthétique splendide, art sans équivoque, apocalypse d’une beauté incroyable », etc…. En accordant le prix d’interprétation à Kirsten Dunst, l’actrice principale, le jury a conforté cette bonne opinion. Mais est-on vraiment certain qu’il n’y ait absolument aucun rapport entre le contenu de ce film et le contenu du nazisme? Après tout, le nazisme, lui non plus, ne manquait pas d’esthétisme. C’était un monde qui visait une certaine harmonie, et pouvait même sembler beau, sous un certain angle. Alors s’il est un point commun entre les deux, quel est-il ? Je proposerai celui-ci : c’est un monde absolument dépourvu d’avenir. De même que Hitler a fini dans son bunker, les deux soeurs Justine et Claire et leur unique héritier finissent leur vie dans une cabane. Et de même que beaucoup de complices d’Hitler se sont suicidés, le mari de Claire en fait autant. Il refuse, comme les dignitaires nazis, de voir l’apocalypse qu’il sait inéluctable. 

La totalité du film, y compris le mariage raté de la première partie, peut être interprétée sous cet angle. Le patron et exploiteur de Claire ne ressemble-t-il pas étrangement aux bandits et gredins mis en scène par Bertold Brecht ? Il vit dans un monde où la recherche d’un slogan publicitaire prévaut sur toute autre considération. Et les parents de Claire, désespérés mais à peu près lucides, n’ont pas d’autre choix que de laisser leurs deux filles emportées par leur inéluctable destin. La belle-mère est le seul personnage du film à désirer pour sa fille un avenir ouvert, imprévisible – mais personne ne l’entend, personne ne veut l’entendre, elle passe pour une femme aigrie, une sorcière, une gâcheuse. 

Je soutiens donc que ce n’est nullement un hasard si Lars von Trier s’est déclaré nazi (de sa propre initiative, sans que personne ne le lui demande) justement à l’occasion de ce film-là. Selon lui – ou plus exactement selon une lecture qu’on peut faire de son film, rien du monde actuel n’est digne d’être sauvé – sauf peut-être la beauté (et pour autant qu’elle ne soit pas humaine, mais inhumaine). La société n’existe pas : il n’y a que des individus perclus de souffrance et d’angoisse. Ce film n’a rien à voir avec la science-fiction. La planète Melancholia n’est pas la représentation d’un phénomène physique. C’est un juge purificateur, pour lequel aucune violence n’est exagérée. Dans cet univers, il n’y a pas de responsabilité individuelle. La faute étant collective, la punition doit être collective. Il n’y a pas non plus d’empathie ni d’écoute d’autrui. Il n’y a ni héritage à transmettre, ni promesse; rien d’autre que la malédiction du justicier et la disparition radicale d’un monde, sans aucun reste. 

Selon Jacques Derrida, l’annulation de l’avenir est le plus grand risque, le mal radical qui nous menace. C’est un mal d’abstraction, un mécanisme qu’aucun grain de sable ne peut dérégler. Dans le film, Justine en est l’oracle, résignée dès le première instant. Contrairement à sa soeur Claire, elle ne pleure, n’implore ni n’espère jamais.

Dans Le cheval de Turin (sorti l’année suivante, en 2011), Béla Tarr met aussi en scène la disparition d’un monde; mais il prend soin de laisser ouverte la possibilité d’un septième jour, un jour supplémentaire, énigmatique, indéterminé et inconnu, mais un jour. C’est toute la différence avec le cinéaste danois. 

Le film commence par un long prologue (8 minutes) qui annonce ce qui va arriver. Au départ tout est noir, comme si l’avenir était déjà fermé, comme si la boucle était déjà bouclée. Une musique aussi belle que les images, lente, triste et désespérée, accompagne le regard vide, tout aussi triste et désespéré, dépourvu d’espoir et même de contenu, d’un jeune garçon dans le style de Dürer. Des perdrix tombent du ciel. On voit le jardin d’une vaste propriété qui donne sur la mer, puis le tableau de Pieter Bruegel l’Ancien, Chasseurs dans la neige. Dans ce paysage hivernal, l’obscurité tombe du ciel. En passant derrière une planète, un objet brillant disparaît. Une femme, marchant au ralenti, porte un enfant dans un terrain de golf. Une autre femme écarte les bras sous une pluie d’objets, puis les trois personnages se tiennent debout dans un pré. Un objet se détache, s’approche. Une des femmes lève ses mains qui semblent magnétisées. En habit de mariée, elle est entravée par un long filet. Deux corps célestes se rapprochent l’un de l’autre. Depuis un salon, on voit une boule de feu. La mariée semble flotter, tenant un bouquet de fleurs, dans la position de l’Ophélie de John Everett Millais. Un enfant taille une branche, comme la femme du tableau La Mélancolie de Lucas Cranach l’Ancien . Il jette un coup d’œil sur le couteau avant de tourner son regard vers nous. Les corps célestes se rejoignent enfin. En se rencontrant, ils explosent, avant le retour du noir. Cette accumulation massive de références culturelles (Wagner, Bruegel, Dürer, Cranach, Millais, Shakespeare) défilant en quelques minutes dans notre champ visuel porte une affirmation, une thèse : Il y a de la beauté dans la destruction. Entre l’esthétisme qui fait de ce film un « beau film » et l’explosion finale, le lien est direct. Alors que le prologue d’un autre film apocalyptique, Soleil vert (Richard Fleischer, 1973) privilégiait la photographie pour montrer les erreurs et les dysfonctionnements du monde d’avant, le prologue de Melancholia privilégie la peinture pour montrer les symboles de la faute : luxure, fantasmes, indifférence. Entre la photographie d’hier et le cinéma d’aujourd’hui, il y a continuité technique, historique, mais le lien entre la peinture et le cinéma est plus esthétique que social, ce qui autorise toutes les associations, tous les montages. Dans le film de Lars von Trier, les humains subissent moins les conséquences de ce qu’ils font que les effets d’un événement extérieur, cosmique, et pourtant tout est fait pour que le lien avec la faute soit préservé. En insistant sur la peinture, en se référant aux « grandes œuvres » de l’histoire de l’art, il instaure une tension entre logique punitive et événement unique, imprévu, irrationnel.

Avant même le titre, le film commence par une signature, un graffiti sur une palissade qui imite l’écriture manuelle. Avant d’introduire au néant, il faut inscrire la marque du film d’auteur, il faut graver sur du bois le nom de cet auteur : Lars von Trier. Après le nom et avant le film, le noir revient.

PART ONE : JUSTINE.

Les mariés Michael et Justine arrivent dans une limousine trop longue pour franchir les virages de la route étroite qui mène à la propriété. Ils prennent le volant mais doivent renoncer. Premier échec : il faut qu’ils finissent le chemin à pied. Justine remarque une étoile rouge qui lui semble bizarre. C’est Antares, dit un invité (constellation du Scorpion), mais Justine n’est pas tout à fait convaincue. Un empêchement s’annonce qui ne la dérangerait pas spécialement, car de toutes façons, elle n’était pas très enthousiaste, elle n’avait pas très envie de participer à cette fête, son propre mariage. Ça se présente d’abord comme un simple décalage, une hésitation. Il faut une femme, une Justine, pour se rendre compte que quelque chose d’anormal est en train d’arriver. Les hommes préfèrent proposer une logique, vraie ou fausse, ils préfèrent rabattre l’événement sur du connu ou du connaissable.

Dans l’étable, Justine présente à Michael son cheval, Abraham . « Je suis mariée, je te présente mon mari », dit-elle à l’animal, avant d’ajouter : « Je suis sa maîtresse, la seule à pouvoir le monter ». Justine se présente comme celle qui « monte » l’animal. Déjà maîtresse, plus masculine que féminine, malgré les protestations de John le maître des lieux, elle est unie à l’animal. L’autre union, l’union humaine, passe au second plan.

Claire, la sœur de Justine , accueille les mariés arrivés avec deux heures de retard. À l’accueil, ils doivent participer à la Wedding Bean Lottery : deviner le nombre de haricots dans une bouteille. Justine passe sans donner de chiffre. Souriante et apparemment heureuse, elle déclare aux invités qui attendent : « We did it ! » . Ils applaudissent. On voit Dexter, le père, ramasser les petites cuillers sur la table et les mettre dans sa poche de veston . Le premier discours est prononcé par Jack, le patron de Justine qui loue son travail de publicitaire. Il annonce sa nomination comme directrice artistique . Dexter félicite sa fille, puis accuse son épouse et mère des deux sœurs, Gaby , d’être dominatrice. Il n’est question, dans les deux premiers discours, que d’économie, de compensation. Jack, employeur de Justine, la remercie pour son travail : elle est rentable, productive, et à ce titre elle mérite une promotion. En s’adressant à sa femme Gaby, Dexter, le père de Justine, continue sur le même mode : celui du règlement de comptes. De même que tout travail mérite rémunération, toute faute mérite vengeance, revanche ou châtiment.

Après avoir déclaré qu’elle ne prendrait pas la parole, Gaby s’adresse à ses filles : « Justine, si tu as la moindre ambition, cela ne provient certainement pas du côté paternel. Si je ne suis pas allée à l’église, c’est parce que je ne crois pas au mariage. Claire, je t’ai toujours considérée comme une fille sensée. C’est toi qui as organisé cette fête spectaculaire pour unir les mariés jusqu’à la mort. Je n’ai qu’une chose à dire : Profitez-en tant que ça dure ». Il n’y a pas d’applaudissements. La mère indigne prophétise l’échec de ses deux filles. En ce jour solennel qui, en principe, appelle la bénédiction des parents, elle profère une malédiction. Le mariage de Justine, dit-elle, ne durera pas, et la cérémonie réconciliatrice organisée par sa fille Claire est vouée au fiasco. Le cadre familial est posé sans ambiguïté : un père et une mère décidés à saboter la cérémonie, une mariée inapte au mariage et une sœur qui, en organisant cette cérémonie, se montre insensée . Ce n’est pas de l’extérieur que viennent la perturbation, le désordre ; ils sont déjà là. En se montrant agressive, méchante, détestable, Gaby outrepasse le jeu de la faute et de la punition initié par son ex-mari Dexter : sa parole est performative, elle enchaîne ses filles, les assujettit. Une malédiction, ça ne s’oublie pas. On peut oublier les circonstances, les phrases, les mots, mais l’acte de langage, s’il a été entendu, ne s’efface jamais. Gaby parle par expérience, elle constate, se croit objective, mais c’est elle qui ordonne, c’est par elle que passe le commandement.

Les deux sœurs se retirent dans une chambre. Claire demande à Justine de ne pas faire de scène. Justine a besoin de prendre l’air, elle sort dans le jardin, pisse dehors sous sa robe et revient après un moment. Michael déclare son amour à Justine, il proclame son bonheur, il ne comprend rien. Comme Jack, John ou Little Father, il vit dans le monde commun, usuel, ce monde qui continue obstinément malgré la tragédie en cours. La cérémonie continue, les mariés ouvrent la danse. Justine met Leo, le fils de Claire, au lit. « Tu es toujours ma tante Steelbreaker ? » dit l’enfant. Elle acquiesce, mais au lieu de revenir à table, elle se couche elle aussi. Claire vient la chercher. « Je fais une petite sieste » dit-elle. « Ne t’endors pas, c’est ton mariage, On n’en est même pas encore à la moitié. – Je patauge » dit Justine, « je prie très fort, ça s’accroche à mes jambes, j’ai du mal à les tirer ». Michael s’apprête à couper le gâteau, mais ni Justine, ni Gaby ne sont là. Pendant que tout le monde les attend, elles sont toutes deux dans la salle de bain. John va les chercher. Justine ne répond pas. En se retirant, Justine confirme la malédiction maternelle (d’accord, ce mariage sera un échec) tout en l’ignorant (de toutes façons, je fais ce que je veux). Une malédiction n’est rien par elle-même, ce n’est qu’une phrase, quelques mots dont l’impact se limite aux croyants. Incapable de s’en détacher, Justine la met en œuvre tout en affirmant que c’est elle l’opératrice – on ne lui fera pas non plus faire ce qu’elle ne veut pas faire. Gaby enfermée dans sa salle de bain refuse de cautionner le rituel de la fête . C’est incroyable répète John plusieurs fois, incroyable. Il prend ses affaires et les jette dehors, devant la porte. Little Father les récupère et les rapporte à l’intérieur.

John ne veut pas croire en la malédiction, elle est pour lui par essence non crédible. Il suffit de se débarrasser de la valise de Gaby et peut-être tout ira mieux. Mais ça ne marche pas. Little Father n’ignore pas que la parole de Gaby est plus forte que celle du propriétaire des lieux. Comme Justine, il sait à qui il doit obéir. Installée dans sa chambre, Gaby n’a jamais demandé l’hospitalité à personne. Elle n’a aucune dette, aucun devoir, aucune autre leçon à transmettre à sa fille. Enfin Justine revient, coupe le gâteau, s’excuse auprès de Michael qui l’embrasse. John ne veut pas la voir. Michael s’excuse à son tour, lui montre une photo du terrain qu’il a acheté, lui parle des pommiers qu’il va planter chez eux (Empire Apples). Dans dix ans, dit-il, tu pourras t’asseoir à l’ombre de ces arbres. Ils s’embrassent encore une fois, mais dès que leur étreinte devient trop sensuelle, elle s’en va en oubliant la photo. En partant, elle rencontre John qui lui explique que la soirée lui a coûté très, très cher. Le contrat, dit John, c’est que cette énorme dépense te rende heureuse. Elle acquiesce. C’est le retour du discours de l’économie, de la compensation, des souvenirs, des projets d’avenir, de l’échange, de la culpabilité et de la faute. John exige de Justine qu’elle soit heureuse par contrat ; mais le contrat, c’est ce que ni Gaby ni Justine ne peuvent supporter. À la rigueur, on peut mettre Gaby à la porte ; mais contracter avec Justine tout en la mettant à la porte, c’est impossible. 

Justine va danser. Son père l’embrasse. Jack lui présente un jeune homme qu’il vient d’embaucher, Tim, pour recueillir un slogan publicitaire que Justine est chargée de trouver immédiatement, le soir même. Il faut que Tim la suive, pas à pas. Justine le laisse tomber, elle retrouve Claire dans une pièce pleine de livres, une bibliothèque, lui fait ses excuses. Ce n’est pas une question d’argent, dit Claire, c’est qu’on croyait que tu voulais ce mariage. Tu fais semblant, tu nous mens à tous, ajoute Claire. Justine pleure, elle se sent prise dans une nasse, s’empare de livres d’art disposés sur les étagères, jette par terre les œuvres qui étaient exposées (Lissitzky), ouvre un livre à la page des Chasseurs dans la neige, un autre à la page de l’Ophélie de Millais, un autre à celle de la décollation de Jean Baptiste. Justine choisit les œuvres mentionnées dans le générique de début. Elle se met à la place du réalisateur, comme si c’était son choix. Quelque chose s’est passé en elle, une décision a été prise. Ce n’est plus le temps de l’hésitation, c’est le temps de la sentence, du jugement. Ces œuvres classiques, très connues, qui renvoient à l’histoire de l’art, sont présentées comme des sanctions, des verdicts. Il faut que la violence soit belle. 

Justine trouve la valise de sa mère dans le couloir, elle lui rapporte dans sa chambre. Tu n’as rien à faire ici dit Gaby, pas plus que moi. Si ni l’une ni l’autre n’a rien à faire ici, alors pourquoi sont-elles là ? « Maman, j’ai un peu peur » dit Justine. « Un peu ? » répond Gaby. « À ta place, je serais terrorisée ». « J’ai peur, Maman. Je n’arrive plus à marcher correctement . – Apparemment, tu es toujours capable de vaciller, de trembler, alors vas au diable, vas’t’en d’ici. Arrête de rêver Justine. – J’ai peur. – Nous avons tous peur ma chérie. Alors oublie ta peur et dégage ». Get the hell out of here, lui dit sa mère. Celle qui dit le vrai dit aussi la cruauté. Tel est le message que personne ne voulait entendre, sauf Justine qui l’a traduit à sa manière dans la bibliothèque. Le conseil de la mère à la fille, c’est d’aller jusqu’au bout de ce qu’elle a à faire (y compris dehors, en enfer). C’est le conseil le plus dur, le plus sévère, et aussi le seul qui vaille, le seul qui soit à la hauteur du réel.

Justine solitaire regarde les gens danser. Elle échange un long regard triste avec Michael. Claire la console, lui fait boire de l’alcool au goulot, Michael l’imite, ils rient, s’embrassent. Claire demande aux invités de la suivre à l’extérieur. Il fait nuit, la fête continue. On peut observer les étoiles avec un télescope, mais seule Justine s’y met, sans illusion, avec son regard triste. Gaby observe à distance, Justine dessine des cœurs sur des ballons qui s’élèvent vers le ciel, s’enflamment. Michael et Justine apparaissent au balcon. Ils sont dans une chambre, elle retire sa robe, ses boucles d’oreille, il retire son pantalon. Elle lui demande d’attendre un peu, il la désire, elle le repousse. Get out of me, dit-elle. Elle se rhabille, s’en va, le laisse seul. Michael se relève et tourne son regard vers nous, les spectateurs. Le regard-caméra ne dure qu’un instant, mais il suffit pour que Michael nous prenne à témoin . Il ne proteste pas, ne supplie pas, ne se plaint pas. C’est le moment de bascule, celui où plus rien de l’ancien monde ne peut encore fonctionner.

Justine marche, dehors, sur la pelouse verte, suivie par Tim. Il la salue, elle le jette par terre, se couche sur lui , lui tient la gorge pendant un coït qu’elle contrôle entièrement, dans la position du missionnaire. Il faut à Justine un acte de sexe totalement gratuit, à l’écart de tout contrat, de tout engagement, de tout désir, de tout amour – c’est-à-dire de tout ce qui est représenté par Michael. 

Quelques invités s’amusent encore, avant de partir. Justine danse avec Dexter, son père, serrée contre lui. Dexter voudrait partir lui aussi, Justine lui dit qu’elle aimerait lui parler, lui demande de passer la nuit ici. Il accepte. On voit Michael regarder la scène, seul dans sa chambre. Jack fait venir Justine, lui annonce qu’il a viré Tim, attend d’elle un slogan. Elle dit : « j’en ai un, nothing, mais c’est trop pour toi, Jack. Je te déteste tellement, toi et ton entreprise, que je n’ai même pas de mots pour le dire. Tu es un petit homme méprisable, avide de pouvoir ». Jack se met en colère, casse son assiette et s’en va, puis c’est Michael avec sa valise qui s’en va tristement, lui aussi. Claire dit à Justine : « Parfois, j’ai tellement de haine pour toi ». La haine entre Justine et Jack, Claire et Justine, John et Gaby, John et Justine, etc., peut encore faire lien à condition de rester ambigüe. Mêlée de tendresse et d’amour (Justine et Michael), franche ou exigeante (Justine et Gaby), elle est toujours destructrice. 

Tim remarque que les contrats de travail et de mariage de Justine sont rompus. Il lui propose de travailler avec elle, elle refuse – pas de nouveau contrat. Justine regarde Gaby faire sa gymnastique. Elle va dans la chambre où son père aurait dû passer la nuit, mais il est parti lui aussi. Il n’y a plus de contrat, de convention, même la filiation s’étiole. Le lendemain matin, Justine et Claire font une promenade à cheval. Abraham s’agite étrangement. Justine fait ce qu’elle peut pour contrôler le cheval, il résiste, n’obéit pas . Elle remarque que l’étoile rouge n’est plus dans la constellation du Scorpion. C’est le milieu du film. Tout se dilue, y compris les lois physiques (une étoile qui n’obéit plus à la gravité) et les lois de nature (un animal qui transgresse la domestication). L’écran devient noir avant le début de la partie suivante.

PART TWO : CLAIRE

Tout semble normal . Claire est assise dans un salon. Little Father est dans la cuisine, son fils joue, son mari John est énervé. Claire parle au téléphone à Justine, elle lui dit : « Reviens en taxi, nous allons payer, je t’aime, ma chérie ». Justine a gâché la fête, mais Claire ne lui en veut pas. Elle a déjà commencé à sortir de la logique faute/pardon. Claire dit à John qu’elle a peur de cette planète, Melancholia, qui change de couleur, se déplace. John affirme que son passage sera merveilleux à observer, que ce sera une expérience extraordinaire. Claire a entendu dire qu’elle heurterait la terre, mais John n’y croit pas. « Il faut distinguer les vrais scientifiques des faux », dit-il. Les vrais ne croient pas au malheur. Le taxi de Justine arrive, John paie. Leo demande que tante Steelbreaker construise une grotte. Justine est épuisée, elle se couche avec l’aide de Claire et de Léo. Elle dort longtemps, ne sort pas du lit. Claire la met debout, essaie de lui faire prendre un bain, n’y arrive pas , lui prépare son plat préféré (meatloaf). Devant la table du déjeuner impeccablement mise (comme si rien, dans le monde, n’était sur le point de changer), Justine, effondrée, chuchote : « Ça a le goût de cendre ». Elle pleure, retourne se coucher. Leo s’approche et dit : « Une planète se cachait derrière le soleil, et maintenant elle vient vers nous ». « Il ne faut pas faire peur à Justine avec cette planète » dit Claire, mais Justine répond qu’elle n’a pas peur. Plus tard il fait beau. Dans le jardin, les deux sœurs s’occupent des plantes, ramassent des groseilles. 

Claire fait ce qu’elle peut pour faire plaisir à Justine. Il ne s’agit plus de restaurer, de remédier aux failles de cette cellule familiale définitivement détruite, mais du simple plaisir d’être avec elle. Depuis l’échec du mariage, Claire sait que Justine, gardienne de l’irréparable, ne consentira jamais à aucun ravaudage. John continue à payer, mais ses paiements n’entrent plus en considération : personne ne soldera les comptes. Les oiseaux s’affolent, des choses blanches tombent du ciel. John, très énervé, fait livrer des réserves pour le cas où Melancholia approcherait trop près. Les sœurs sortent à cheval, les chevaux galopent, à nouveau Abraham est incontrôlable, Justine lui donne des coups de fouet, le frappe violemment. Elle descend de cheval, voit la planète s’approcher. Les chevaux hennissent dans leurs enclos. Ils se cognent aux murs. La nuit, Melancholia brille, c’est comme une seconde lune. Justine se couche toute nue sur les rochers pour observer. Claire regarde la scène – comme si elle était amoureuse de Justine. Le lendemain, John installe le télescope au milieu du jardin. Il veut rassurer Claire, mais celle-ci s’informe sur les réseaux où l’on parle d’une danse de la mort entre les planètes. L’électricité tombe en panne. John promet que Melancholia ne heurtera jamais la terre. Claire ne le croit pas, elle va en ville acheter des médicaments. « Tu prévois de nous tuer tous ? » demande John. Elle ne dément pas. Les chevaux hennissent encore. Little Father n’est pas venu travailler. Lui non plus n’a pas jugé utile de s’excuser. On est désormais, pour toujours, au-delà de l’excuse.

Justine sanglote. « The earth is evil » dit-elle : « la terre est mauvaise, il ne faut pas pleurer pour elle, elle ne va manquer à personne ». « Où Leo va-t-il grandir ? » demande Claire. « Tout ce que je sais, c’est que la vie sur terre, c’est le mal » (Life on earth is evil). « Il peut y avoir de la vie ailleurs ! – Mais il n’y en a pas. – Comment tu le sais ? – Je connais les choses. Nous sommes seuls, la vie n’existe que sur terre, et pas pour longtemps. – Je ne crois pas que tu saches cela. » « 678, the bean lottery » répond Justine. Pour apporter la preuve de son savoir, de sa supériorité, Justine donne le nombre exact de haricots placés dans la bouteille à l’arrivée des invités. Elle détient un autre genre de savoir, supra-normal, supérieur au savoir scientifique de John. C’est un savoir direct, intuitif. Sa réussite professionnelle dans la publicité est liée à cette faculté : elle ne devine pas seulement comment les choses fonctionnent, mais aussi comment les gens réagissent à un slogan, une incitation. Elle récuse à elle seule tous les thèmes et valeurs de la modernité : pas de logique, pas de rationalité, pas de calcul, pas de contrat social, pas d’amour familial, pas de manquement ni de culpabilité, pas de combat victorieux contre les forces du mal. 

Leo demande s’il peut se coucher tard ce soir pour regarder la planète au télescope, la voir frôler la terre. En pleine nuit, au moment où les chevaux sont terrorisés, John vient chercher son fils. Il faut que Leo voie ça. « Mon Dieu » dit le père. Claire regarde la surface de la planète. Autour d’eux, les oiseaux chantent encore. « Elle n’a pas l’air hostile, elle a l’air amicale » dit Claire. « Mon Dieu » répète John. Ils restent dehors, ils s’endorment, se réveillent. John porte un toast à la vie. « À la vie, que veux-tu dire ? » demande Claire. « Tu as dit que nos vies n’étaient pas en danger. – Dans tout calcul scientifique, il y a une marge d’erreur » dit John. « Je suis désolé. – Ce n’est plus un jeu. » Il prétend la rassurer, mais elle a une crise d’angoisse, elle a du mal à respirer. Il la caresse tendrement. La planète semble s’éloigner, mais le lendemain matin, John fait et refait ses calculs. Claire vérifie, il n’y a pas de doute, la planète revient, Claire appelle John, elle le cherche partout, il a pris les médicaments, tous les médicaments. Le départ de John, c’est l’arrêt de toute compensation possible, de toute évaluation chiffrée, de toute réponse rationnelle. Il a emporté avec lui les instruments du suicide. Seul à maîtriser sa propre mort, il oblige les autres à la laisser venir.

Où est John ? Justine déclare : « quelque chose de nouveau s’est passé, les chevaux sont descendus ». Qu’est-ce que ça veut dire ? Claire trouve John, suicidé, dans l’étable, recouvre son cadavre de paille. Elle libère un cheval qui part en galopant. Leo se réveille. Ils prennent leur dernier petit déjeuner. La planète est encore plus proche. Claire sanglote. Il pleut. John a préféré disparaître avant l’effondrement de ce pour quoi il avait vécu. Ça s’est effondré comme ça, sans raison ni châtiment, ni vengeance. La pure affirmation d’un réel qui te tombe dessus, dans une totale indifférence pour ce que tu es, c’est ce que je nomme le mal radical. Nous y sommes. Il est temps d’abandonner les périphrases. Le pire, ce serait un mal encore plus mauvais que le mal, quelque chose qui se situerait à l’extrémité d’une échelle bien/mal, mais le mal radical ce serait autre chose, une chose sur laquelle ni le spectateur ni l’acteur ni personne ne pourrait avoir d’influence. Qui peut juger une planète égarée ?

Claire veut partir en voiture : elles ne fonctionnent pas. Elle voudrait fuir, elle panique, prend son fils dans les bras, réussit à démarrer avec la golf-car, mais celle-ci s’arrête à son tour en plein milieu du golf. Une sorte de grêle commence à tomber. Claire revient vers la maison où Justine l’attend . « Il faut qu’on soit ensemble quand ça arrive, dehors sur la terrasse » dit Claire. « Aide-moi, Justine, je veux faire les choses comme il faut. ». « Alors dépêche-toi » dit Justine. « Tu voudrais un verre de vin sur la terrasse, une chanson, peut-être la Neuvième de Beethoven, des bougies, quelque chose comme ça ? Je pense que c’est un morceau de merde ». Justine n’a pas changé d’avis. Les cérémonies, les rituels socio-symboliques, les effusions émotionnelles ou esthétiques, la dégoûtent, c’est de la merde. Entre ce qui arrive dehors et ce qu’on peut faire, il n’y a pas de proportion, pas de juste mesure . « Justine, please, I just wanted to be nice » dit Claire. Être gentille, sympa ? « Et pourquoi est-ce qu’on n’irait pas ensemble dans les chiottes ? » dit Justine. Et Claire de répliquer (comme précédemment) : « Parfois, j’ai tellement de haine pour toi, Justine ». Justine ne veut pas transformer la catastrophe abyssale en jolie chose amicale ou respectable. Elle a vu l’événement cosmique en face depuis le début et s’est ajustée à sa façon en écartant Les usages communs, les gestes habituels . Claire est ambivalente. D’un côté elle reproche à Justine son irresponsabilité, son affinité pour le désordre et la destruction, mais d’un autre côté elle ne peut pas la rejeter, elle continue à l’aimer. Elle devrait lui reprocher sa complicité, la haïr, mais elle sait aussi que la haine ne sert à rien, ne change rien . 

Leo regarde le cheval brouter la pelouse. Il est sérieux, triste, Claire l’enlace. « J’ai peur que la planète, de toutes façons, nous heurte » dit l’enfant. « S’il te plait, n’aie pas peur » répond Justine. « Papa a dit qu’il n’y avait pas d’endroit où se cacher ». Alors, dit Justine, « il a oublié la grotte magique. – Est-ce que tout le monde peut en fabriquer une ? – Tante Steelbreaker le peut. » Justine promet une certaine protection, elle serre Léo dans ses bras. Tous deux savent que leur vie va s’arrêter là. Pour l’enfant, Justine accepte d’oublier ses principes : c’est elle qui console, qui prend en charge la promesse . Elle promet une grotte, mais ce ne sera pas la grotte de l’illusion, ce sera la grotte de la magie. Il arrive que la magie soit du côté de la lucidité. Ils taillent des branches, construisent une sorte de hutte sous laquelle l’enfant se place. Justine conduit Claire sous la hutte. 

Justine refuse de finir sa vie sur la belle terrasse de la maison, elle choisit de tailler quelques branches aussi dérisoires que la branche en pointe découpée par la jeune femme ailée de La Mélancolie dans le tableau de Lucas Cranach l’Ancien (1532) . La grotte magique, c’est la grotte de l’inutile, la grotte de la futilité. Réunis tous trois sous la hutte, ils attendent. Claire pleure, Leo ferme les yeux, Justine a enfin trouvé la sérénité. Ils se tiennent la main. La planète arrive, les illumine, une sorte d’explosion précède le noir. Au moment ultime, Leo peut garder les yeux clos car il accepte la protection magique de Tante Steelbreaker. Claire n’a pas cette chance : elle aimait la vie, elle croyait en l’homme, ses valeurs et ses promesses, il lui faut tout abandonner. Il n’y a plus rien dans le noir qui suit, ni bénédiction ni malédiction – sauf le générique de fin : une série de noms, ceux qui ont fabriqué l’artefact que nous venons de voir. Ils ne sont rien pour nous – comme si, eux aussi, avaient disparu dans l’explosion.

C’est très étrange, pendant tout le film, je n’ai pas cessé de penser à la déclaration de Lars von Trier, OK, je suis un nazi. Le film n’est pas nazi, j’en suis sûr, Lars von Trier non plus, et pourtant je pense à cette déclaration. C’est un beau film, un très beau film, un film compliqué et même passablement tordu, comme je les aime. Mais le nazisme, lui non plus, ne manquait pas d’esthétisme, et lui aussi, était passablement tordu. C’était un monde qui prétendait viser une certaine harmonie, et je crois que pas mal d’allemands, à l’époque, ont cru que ce régime leur avait apporté quelque chose comme la beauté. Il me semble qu’il y a d’autres éléments comparables. Finir dans une hutte fragile, ouverte sur le ciel, ce n’est pas la même chose que finir dans un bunker n’est-ce pas ? Mais John, comme Hitler, décide de se suicider juste avant le moment fatal. John refuse, comme les dignitaires nazis, de vivre l’apocalypse qu’il sait inéluctable. Le patron et exploiteur de Claire ne ressemble-t-il pas étrangement aux bandits et gredins mis en scène par Bertolt Brecht ? Le génie propagandiste du Reich n’est-il pas sans rapport avec le génie publicitaire de Justine ? Les parents de Claire et Justine ne sont-ils pas, comme les parents allemands de l’époque, incapables de dessiner un avenir pour leurs enfants ? Gaby est la juive du film, seul personnage à désirer pour ses filles un avenir ouvert, imprévisible. Personne ne l’entend, personne ne veut l’entendre, elle passe pour une femme aigrie, une sorcière, une gâcheuse.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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