Soleil vert (Richard Fleischer, 1973)

Là où des cadavres se nourrissent de cadavres, ça ne fait plus monde, c’est sans monde

Le film commence par un impressionnant générique où des effets spectaculaires (split screen, démultiplications / divisions de l’image, accélérations, juxtapositions, etc.) montrent la dégradation progressive de la planète : urbanisation, machinisation, industrialisation, surconsommation, foules, destruction de l’environnement, entassement des carcasses et des déchets, épuisement des ressources, pollution, guerres, surpopulation, etc. Il faut, avant le film, montrer à quoi ressemblait le monde, le monde d’avant. Il n’y a pas pour cela meilleur support que la photographie1, qui n’expose jamais que des choses disparues, mortes. Le film a été tourné en 1972, l’action est située en 20222. Entre ces deux dates il y a continuité puisque l’une est la conséquence de l’autre, et aussi coupure, une coupure irrémédiable, définitive, irréparable – la coupure qui sépare la photographie de son référent.

En 2022, la ville de New York est une mégapole de 44 millions d’habitants. À cause de l’effet de serre, il règne en permanence une température élevée, 33°C. Frank Thorn3 (Interprété par Charlton Heston4), un policier détective « de premier ordre » du New York Police Department, partage son petit appartement surchargé d’objets, notamment de livres, avec Salomon « Sol » Roth (joué par Edward G. Robinson), un vieux juif amer et lettré. Sol a la nostalgie du passé, tandis que Thorn se contente des seules choses qu’il a connues, à savoir la nourriture synthétique et la canicule perpétuelle. Pour son travail de détective, Thorn a besoin des recherches de son ami, qui se procure dans les rares dépôts de livres de la ville des informations sur les enquêtes en cours. Dans le jargon local, on nomme les personnes qui font ce type de recherche des « books »5. Pour s’éclairer, il faut recharger les batteries en pédalant, et quand on a faim, on n’a pas d’autre choix que les aliments synthétiques, en pénurie perpétuelle, pour lesquels les publicités se succèdent à la télévision. Des foules vivent dehors, dorment dans leur voiture, dans la rue6, tandis que des privilégiés habitent des appartements luxueux avec air conditionné. Les aliments naturels, très coûteux, sont réservés à ces happy fews. La catastrophe climatique n’est pas venue de l’extérieur mais de l’intérieur, de la culture même 7

Un tueur à gages, Gilbert, s’introduit dans l’appartement d’un certain William R. Simonson, avocat et politicien, pour le tuer. « Ils m’ont dit de vous dire qu’ils sont désolés, mais on ne peut plus compter sur vous ». « C’est vrai » répond Simonson. « Ils disent qu’ils ne peuvent pas prendre le risque d’une catastrophe8. – Ils ont raison. – Alors, ceci est juste ? (Gilbert montre son arme, un croc de boucherie). – Non, pas juste, nécessaire. – Pour qui ? – Pour Dieu. » Simonson justifie son propre meurtre par l’inquiétude d’un Dieu. S’il faut ce meurtre, en somme, ce n’est pas seulement pour soutenir les dominants, les méchants, c’est pour rassurer Dieu, lui donner confiance. Simonson était trop bien informé, il en savait trop sur l’horreur à venir. En faisant appel à un Dieu, il essayait de se justifier, et aussi de s’exempter du triste spectacle de la fin. Thorn est chargé de l’enquête sur le meurtre. Dans l’appartement de Chelsea Towers West, un des plus luxueux de la ville, il interroge le garde du corps Tab Fielding et Shirl, la jeune femme qui travaillait pour le disparu. Cette jolie personne n’est pas une employée, elle fait partie du mobilier de l’immeuble – et restera au service du nouveau locataire. Thorn est émerveillé par le savon et l’eau pure (une rareté). Simonson était correct avec Shirl, ne la battait pas, n’abusait pas d’elle. Thorn remarque qu’il est mort sans avoir essayé de se défendre, un jour où le système de sécurité avait été désactivé. On emporte le cadavre dans un centre de traitement de déchets – sans cérémonie. Shirl se souvient avec nostalgie de la cérémonie qui a eu lieu lors du décès de sa grand-mère. Thorn rentre chez lui en emportant une bouteille de whisky, du papier, des crayons, deux gros livres sur la compagnie Soylent, plus deux pommes, un oignon et un morceau de bœuf. En voyant ces objets, Sol est tellement ému qu’il en pleure. La catastrophe climatique est indissociable d’une catastrophe sociale9, émotionnelle, intellectuelle, et sans doute d’autres encore.

Thorn rend compte de l’enquête sur Simonson à son chef, Hatcher. Il lui dit que ce n’est pas un cambriolage, mais un assassinat. Dans les rues, des foules font la queue pour se procurer un peu d’eau dans des distributeurs. Sol fait lui aussi la queue, comme les autres. Thorn voit passer Tab Fielding. Il le suit jusqu’à son domicile, entre dans l’immeuble où il habite en montrant sa carte de police. Une belle femme noire se trouve à l’intérieur (elle fait partie du mobilier). Elle cache ce qu’elle est en train de manger (de la confiture de fraise). Thorn trouve du riz10. Il rentre chez lui, partage un vrai repas avec Sol. « Je n’avais pas mangé comme ça depuis des années » dit Sol. « Je n’avais jamais mangé comme ça » répond Thorn. « Et maintenant tu sais ce que tu as manqué. Il y avait un monde à ce moment-là, mon gars. – Oui, c’est ce que tu n’arrêtes pas de me dire. – J’y étais, je peux le prouver ! – Je sais, je sais. ». Il y avait un monde, dit Sol. Il se pourrait que, maintenant, il n’y en ait plus11. C’est l’opinion de Sol mais Thorn est sceptique : là où il a toujours vécu, c’est un monde. S’il n’y a plus de monde, c’est seulement pour Sol. Qu’il y ait un monde pour Untel n’implique pas qu’il y en ait pour tel autre. Il se pourrait que ce qui opère comme monde ne soit qu’un simulacre de monde, que Sol ait raison et Thorn ait tort, ou l’inverse. Il se pourrait aussi qu’on approche de la fin d’un processus : le monde en train de disparaître. Tant que cette temporalité est en cours, il n’a pas encore disparu. Ce film est emblématique car il incarne le temps où l’on est à l’extrême limite où le monde (le monde comme tel) pourrait avoir disparu (mais on n’en est jamais certain). Die Welt ist fort écrit Paul Celan – après la Shoah, le monde s’est défait, il est parti. C’était vrai pour lui et c’est vrai pour ceux qui l’entendent et le lisent, mais ce n’est pas une évidence pour tous. On dira qu’il y a encore une mémoire, des vieux qui ont connu l’ancien monde, des jeunes qui se souviennent d’une cérémonie d’enterrement d’une grand-mère, des livres clandestinement conservés en un lieu qu’on nomme L’échange, une église avec un prêtre, un confessionnal et une mission de charité, etc., mais tout cela procède de la marge, plus proche de l’extériorité que de l’intériorité. Certes ça n’a pas encore disparu. Il y a de la culpabilité, de la détresse, du suicide, du désir, mais ce ne sont que des restes qui doivent cohabiter avec le mouvement principal, celui de l’effacement. On n’en est pas encore au stade où il n’y aurait plus aucun souvenir, plus la moindre trace de l’ancien monde – et ce stade n’arrivera peut-être jamais, car ce qui est en gestation n’est pas encore connu. Grâce à son métier, le détective Thorn découvre encore des reliquats mondains : une pomme, du bourbon, de la viande de bœuf, de la confiture de fraise. Il ne peut pas imaginer de restituer le monde d’avant, mais il peut encore en humer quelques traces. C’est une possibilité restreinte, disparaissante, mais effective, une possibilité sans laquelle il n’y aurait pas de film. La dimension du pas encore (on n’en est pas encore au point où il n’y a plus rien) entretient la dynamique du film. Sans elle, peut-être n’y aurait-il même pas de film. Cette temporalité, c’est celle dans laquelle nous vivons encore. 

Sol présente à Thorn les résultats de sa recherche. Simonson est né en 1954, célibataire, diplômé de droit à Yale en 1977. Dès cette époque, il connaissait le gouverneur actuel, Santini. Après l’absorption de son entreprise par Soylent, il est devenu membre de la direction de cette entreprise. C’était un homme important, il faut en tenir compte dans l’enquête. Dans la rue, Thorn se rend compte qu’il est suivi. Il veut prévenir son chef12, sans savoir que celui-ci subit des pressions pour étouffer l’affaire. Pour compléter son enquête, il revient dans l’appartement autrefois occupé par Simonson. Avec Shirl se trouvent quelques jolies femmes qui fument, boivent de l’alcool, ont de quoi manger et du parfum. Shirl accepte de coopérer avec Thorn, elle cite les noms des amis de Simonson, y compris Santini. Dans le mois qui a précédé sa mort, Simonson est allé plusieurs fois à l’église. Une fois, sans donner de raison, il a demandé à Shirl de l’accompagner. Il priait, il a parlé avec un prêtre. Solitaire dans le grand appartement, il était très déprimé et pleurait parfois. Thorn décide de passer la nuit avec Shirl. C’est l’occasion de prendre une douche chaude pour la première fois de sa vie. L’Église n’a plus d’autre pouvoir que la charité. Sur le plan social, elle n’est plus que le refuge des pauvres, des abandonnés et des sans-logis. Mais sur le plan individuel, il lui reste une zone dans laquelle le pouvoir politique ne peut pas pénétrer : celui des secrets. Par la confession, des secrets entrent dans l’Église qui n’en sortent plus jamais. Pouvoir dire : il y a du secret13, c’est peu et c’est beaucoup, c’est énorme, c’est essentiel. Simonson n’avait pas d’autre endroit pour confier son secret. Ce n’était pas le lieu d’une clameur mais d’un silence, peut-être pas non plus celui d’une foi, mais celui d’un prélude à la mort.

Thorn ramasse un orphelin dans la rue. C’est un prétexte pour entrer dans l’église et parler avec le prêtre. Celui-ci confirme que Simonson s’est confessé avant de mourir, il lui a dit la vérité, mais cette vérité est impossible à répéter. Le prêtre semble désespéré. Thorn revient au siège de la police, où son chef a décidé de clôturer le cas Simonson. Thorn refuse de s’incliner, il ne signe pas le certificat de clôture de l’enquête14. Le gouverneur Santini est mis au courant. Tab Fielding assassine le prêtre. Au marché, les gens ne peuvent pas acheter autre chose que des produits de synthèse fournis par Soylent Industries, sous forme de tablettes carrées de couleur jaune, rouge ou bleue15. Un nouvel aliment vient d’être lancé, le Soylent Green. Beaucoup plus nutritif, il est plus cher et disponible uniquement le mardi. On oblige Thorn à participer à la surveillance de la foule. Le tueur à gages Gilbert a été chargé de profiter de la confusion pour l’assassiner. Quand on annonce l’épuisement du stock de Soylent Green, la foule se révolte. L’émeute est réprimée à l’aide de « dégageuses » (en anglais scoops), sortes de camions-bennes munis d’un godet ramassant les émeutiers, comme s’ils étaient des matériaux ou des déchets. Gilbert tire sur Thorn, le manque, tue d’autres personnes, le blesse à la jambe, et finit par être lui-même tué par le retournement d’une benne. Dans sa colère, Thorn va chez Tab. Il le frappe, le menace, puis rejoint Shirl. Le moment de la révolte populaire est celui où tout s’effondre pour Thorn. Il pouvait jusque-là jouer son rôle d’honnête policier selon les critères du lieu, qui autorisent une certaine mesure de violence, quelques débordements et quelques larcins. Il pouvait remplir sa fonction de sincère détective pas plus cynique que les autres, mais le voici dans une situation où on ne lui laisse guère le choix. Virtuellement condamné à mort, il ne peut pas faire autrement que d’aller jusqu’au bout. Il arrive qu’on ne puisse pas empêcher la justice de revenir, de prendre le pas sur la nécessité. 

Sol se rend dans la réserve de livres nommée « The Exchange ». Il y retrouve des gens connus, instruits, des amis. C’est une sorte de comité des sages, qui semble en mesure d’émettre un avis auprès d’instances internationales, ou de saisir ce qui semble encore fonctionner comme Société des Nations. Sol leur montre les deux rapports d’activité de la société Soylent Corporation que Thorn avait découverts chez Simonson. Horrifiés et désemparés, ils comprennent pourquoi Simonson a été assassiné. Ils décident de dénoncer les dirigeants corrompus aux instances internationales, mais il faut des preuves, disent-ils. Dans l’horreur de la métropole new-yorkaise, le mal radical est en marche, mais son pouvoir n’est pas absolu. Il y a des lieux qui résistent à la dégénérescence, des lieux où le droit, les droits de l’homme, peuvent être défendus. Faute de pouvoir combattre frontalement ceux qui détiennent la richesse et la force, on peut s’appuyer sur ces ilôts16. À l’arbitraire, on ne doit pas répondre par l’arbitraire, mais par des éléments de démonstration, des preuves. Au non-droit, on ne répond pas par la violence illégale, mais par ce qui reste de droit. « Bon Dieu » dit Sol. « Quel Dieu, monsieur Roth ? Où allons-nous le trouver ? » demande son interlocutrice. « Peut-être à la maison, oui, à la maison » répond Sol, une réponse aussi étrange que celle qu’avait faite Simonson à son assassin, Gilbert. Dans les deux cas, revenir chez soi ou rencontrer Dieu, c’est mourir. La signification du mot Dieu n’est pas la même selon le lieu, les époques et les circonstances. Il y a Dieu et Dieu. Le film suggère que, dans ces circonstances, le Dieu salvateur n’est pas celui qui, alternativement, peut faire vivre ou faire mourir, mais la mort elle-même. Quand on en arrive à dire : Il n’y a que la mort qui puisse nous sauver, et cette mort est Dieu, on avoue la domination absolue du pire. Le prêtre ne pouvait pas l’ignorer : dans son église, il n’y avait plus d’autre présence divine.

Le nouveau locataire arrive dans l’ancien appartement de Simonson. Il accepte de garder Shirl, qui servira, explique-t-il, d’esclave sexuelle. Sol décide d’aller au « Foyer », endroit où l’on se fait euthanasier. Il fait frais, il y a la queue : des estropiés, des jeunes et des vieux qui veulent en finir avec la vie. On leur pose quelques questions pour leur faire croire que leur mort est singulière, par exemple : Quelle est votre couleur préférée ? « Orange » dit Sol. Il fait semblant, il sait qu’il doit en passer par ce simulacre. Shirl ou Sol ne sont pas des personnes, mais des objets pris dans la chaîne de valeur. Les gens n’ont pas de logement, ils dorment dans la rue, et pour une jeune femme, le statut de mobilier d’un appartement est un privilège, un gage de sécurité (quoique très relative). On ne leur offre qu’un seul moment d’amabilité, d’écoute : choisir dans une courte liste, à la carte, la façon dont ils se suicident, c’est-à-dire dont ils se transforment en objets, dont ils font objet.

Thorn arrive trop tard pour empêcher Sol de mourir mais il réussit à assister aux dernières minutes de son ami : sur un immense écran, il voit défiler, en écoutant un extrait du 1er mouvement de la Sixième symphonie de Beethoven (la Pastorale) les images de ce qu’était la Terre autrefois : des paysages magnifiques, la vie sauvage, la beauté de la nature. Thorn regarde les images, il pleure17. « I love you Thorn » dit Sol. « I love you Sol » dit Thorn. Avant de mourir, Sol lui demande de trouver la preuve que la société Soylent n’est pas ce qu’elle prétend être18. La tâche de Thorn le détective, avant et après la mort de Sol son acolyte bibliophile, c’est de chercher des indices, des preuves, des traces. Pour qu’il y ait trace, il faut qu’autre chose, quelque part, une chose inconnue, l’ait laissée. Même le pouvoir le plus puissant n’éradiquera jamais toutes les traces, il ne pourra pas éliminer complètement le travail de ceux qui cherchent à les élucider. Quand il y a du déjà plus, il y a aussi du pas encore, et c’est ainsi que le monde ne s’arrête pas, c’est ainsi qu’il continue. Si la compagnie Soylent Green réussissait, il n’y aurait plus aucune brèche. Le film surfe sur la possibilité, même minime, d’un échec. Il faut cette possibilité pour qu’existe le récit du film. Une révolte improbable démontre que la possibilité du pire est indissociable de l’autre possibilité, toujours ouverte, d’une résistance. Si Thorn a pu résister, minuscule épine dans l’organisation du pouvoir, d’autres le pourront aussi ; mais si Thorn échoue, cela prouve que le pire peut toujours triompher.

Thorn se glisse dans l’un des camions-bennes qui emmènent les cadavres à l’extérieur de la ville, vers un crématorium. En explorant les locaux de l’usine, il découvre que le Soylent Green est fabriqué à partir des cadavres de personnes euthanasiées : selon le discours officiel, cet aliment est censé être fabriqué à partir du plancton. Les océans sont devenus stériles et l’anthropophagie fait partie intégrante de la chaîne alimentaire humaine. Elle en est même le principal maillon. Dans le film, la « preuve » recherchée, sollicitée par les sages de l’Exchange et par Sol, prend la forme d’une longue séquence à l’intérieur de l’usine. Il n’y a personne dans cet immense bâtiment, pas un ouvrier, pas un être vivant, tout est automatisé. Les cadavres sont jetés dans une sorte de piscine et ressortent du processus sous forme de Soylent Green. Thorn a vu cette chaîne de ses propres yeux, il peut désormais témoigner, mais auprès de qui ? Il n’y a pas de témoignage valide sans oreille pour l’entendre. Il réussit à sortir de l’usine en se jetant à nouveau dans une benne. Il arrive en ville, il appelle son chef, mais ne peut pas le joindre. Il appelle Shirl, lui dit quelques mots (c’est un adieu). Des hommes le poursuivent, il est blessé. 

La fin du film met en scène la recherche désespérée d’une oreille. Après la disparition de Sol, Thorn n’a plus d’interlocuteur. Tous ceux auxquels il pourrait s’adresser sont impliqués dans le système. Il peut crier, hurler, mais alors il hurle à la mort. Le pire, c’est la solitude de celui auquel personne ne répond. On est habitué à l’idée d’une non-réponse de Dieu, mais l’expérience d’une non-réponse du prochain, c’est insupportable. Pourchassé par les tueurs au service du gouverneur Santini, dont Tab Fielding, Thorn en sang se réfugie dans l’église19, pleine de monde comme toujours. Tab le retrouve en suivant les gouttes, ils combattent, Tab est tué, enfin la police arrive. Thorn hurle à son supérieur : « le Soylent Green est fabriqué avec des gens ! » (Soylent Green is made out of people !). « Nous ne sommes que du bétail utilisé pour faire de la nourriture ». Il supplie son supérieur de tout révéler, celui-ci acquiesce sans prendre aucun engagement. Alors qu’on l’emmène, Thorn crie à la foule autour de lui : « Soylent Green, c’est les gens ! » (Soylent Green is people !). Il lève son bras ensanglanté, comme si ce geste pouvait le rendre plus crédible. On devine qu’il ne se passera rien, qu’on restera dans le pas encore. Thorn mourra avant d’avoir pu inverser le mouvement, personne n’entendra sa supplique. Plusieurs décennies plus tard, nous vivons toujours dans ce pas encore.

Le cri de Thorn : Soylent Green is people ! se présente comme un constat, un témoignage. Nous sommes tous des cannibales, dit-il. Pour lui, ce cannibalisme est un scandale, mais pour ceux qui n’ont rien à manger, est-il encore un scandale ? Pour la société gérée par Santini, le scandale n’est plus le cannibalisme, c’est le fait qu’il y ait encore des Thorn. Quand tout est organisé autour de l’économie du pire, le scandale à dénoncer est l’échec de la programmation universelle, la persévérance du singulier. Le policier Thorn est devenu un criminel qui empêche la répétition du cycle, un obstacle à la reproduction d’un monde dont il s’est lui-même exclu. Pour justifier son élimination, il suffit d’une phrase : Il faut bien manger à la fin du jour.

La question du pire est l’une des obsessions du cinéma, elle est montrée, développée, déployée avec insistance dans d’innombrables films sur tous les continents, les pays, les champs et les thématiques. La liste est longue : violence, cruauté, conflits, guerre, meurtre, domination, horreur, destruction, apocalypse, etc. La qualité unique de Soylent Green, c’est sa rigueur formelle singulière qui résonne avec le plus concret du pire, et aussi le plus abstrait. Il exhibe la production, la fabrication, le machinisme, la rentabilité, le pillage des ressources, les inégalités abyssales, toutes ces choses qu’on connaît et qu’il suffit de porter aux extrêmes  pour susciter la terreur ; et aussi la perte de l’extériorité, les habitants réduits à leurs stricts besoins, sans distractions ni plaisirs, qui se nourrissent du prolongement cadavérique d’eux-mêmes, pris dans une boucle sans marge qui finit par faire oublier la distinction même entre vie et mort. Il faudrait analyser chaque moment où il se montre, chaque irruption où le pire, sans rien dire, vide son sac. Au fond de sa cachette, ce sac n’arrête jamais de se vider. Le film n’est pas réaliste, mais il est vrai. C’est le moment de transition le plus redouté où la séduction, la consommation, les loisirs, ne suffisent plus pour masquer l’horreur de la destruction. Tant qu’on est encore dans le pas encore, le processus est inachevé, mais dès qu’on commence à voir son épuisement, la menace est incalculable, elle n’a pas de frontière. Le pire est comme l’Anonyme qui se fait passer pour rien, qui réussit à agir sans rien dire, sans rien faire. C’est celui qui ne dit rien, ne fait rien, n’a pas de nom. Il y a dans le film un responsable, Santini, que ce soit lui qui décide ou un autre, on n’en sait rien mais c’est bien lui qui avalise, qui corrobore ce qui arrive, les chaînes du Soylent Green. On peut craindre à l’avenir qu’il n’y ait même plus de nom, même plus de Santini, que les lignes s’écrivent toutes seules, se décident toutes seules. 

  1. Dans La Jetée, réalisé en 1962, Chris Marker utilise lui aussi la photographie pour montrer le monde d’avant. ↩︎
  2. Il y aura eu autre chose, en 2020-2022, une pandémie qui n’est pas la suite du film mais son corrélat, un diverticule. ↩︎
  3. En anglais, le mot thorn signifie épine, et le personnage est une sorte de lanceur d’alerte avant l’heure. ↩︎
  4. Avant de devenir l’étendard de la NRA, le lobby américain des armes à feu, Charlton Heston a incarné Moïse dans Les dix commandements (Cecil B. de Mille, 1956). Avant de brandir le poing dans Soleil vert à la manière des Black Panthers, il se sera impliqué en faveur du mouvement des droits civiques.  ↩︎
  5. Ces spécialistes ne sont pas des personnes, ce sont des objets, des livres attachés à une personne, comme il y a aussi du mobilier féminin. Dans un monde presque exclusivement oral, ils témoignent de la rémanence de l’écrit. ↩︎
  6. Le livre qui a inspiré le film, Make room, make room ! de Harry Harrison (1966), dénonçait la surpopulation encore plus que la surexploitation des ressources naturelles. ↩︎
  7. On pouvait prévoir la détérioration climatique des années 2000 dès la fin des années 1960. Le Club de Rome a produit ses premiers rapports en 1967. En 1970 a eu lieu la Journée de la Terre, première manifestation environnementale d’envergure aux Etats-Unis, sous l’impulsion du sénateur du Wisconsin Gaylors Nelson. Le conseiller technique du réalisateur pour ce film, Frank R. Bowerman, ancien président de l’American Academy for Environmental Protection, ne l’ignorait pas. Dès que la catastrophe climatique est devenue prévisible, le cinéma s’en est emparé. ↩︎
  8. Dans la bouche des hommes de pouvoir, la catastrophe n’est pas la crise climatique, c’est la tentative de l’éviter. ↩︎
  9. Banalité, mais c’est quand même bon à dire. À noter que le film, à sa sortie, a été critiqué pour son manque de vraisemblance, le simplisme de ses représentations et de ses décors. Cinquante ans plus tard, il se présente comme une allégorie intemporelle, de plus en plus crédible. Les grands films d’anticipation, comme Soylent Green ou Blade Runner (Ridley Scott, 1982) sont aussi les plus réalistes. ↩︎
  10. Il semble qu’en voyant ce que les gens mangent, il puisse se faire une idée de leur degré d’honnêteté. ↩︎
  11. Le lieu où se répète et se reproduit le cycle de vie ne ressemble pas à un monde mais à un four, une décharge. ↩︎
  12. Le fait que Thorn ait confiance dans sa hiérarchie montre qu’il vit encore dans un monde. ↩︎
  13. Il y a du for intérieur, ce message venu du christianisme a été parfois oublié par l’Église elle-même. D’autres mouvements ont pris la suite (la littérature, la psychanalyse). ↩︎
  14. Encore un reliquat des anciens droits : il faut l’accord du détective pour clôturer l’enquête. ↩︎
  15. Ces tablettes, qui n’ont aucun goût, sont l’exact opposé de la manne biblique, dont on dit qu’elle avait tous les goûts (ou encore : pour chacun, elle avait le goût qu’il choisissait). ↩︎
  16. C’est une leçon à retenir : le mal radical n’est jamais absolu. Dans le combat contre lui, la ruse est une alliée plus efficace que la force. ↩︎
  17. Alors qu’il interprétait cette scène d’euthanasie, Edward G. Robinson (nom de scène d’Emanuel Goldenberg, né en Roumanie, arrivé aux États-Unis à l’âge de dix ans) se savait atteint d’un cancer en phase terminale. Il mourra peu de temps après la fin du tournage, le 26 janvier 1973. Plus tard, Charlton Heston déclarera qu’il était le seul sur le plateau à savoir que Robinson était effectivement en train de mourir. Ses pleurs n’étaient pas feints. En ce lieu le réel des acteurs rejoint le réel du cinéma. ↩︎
  18. Dans le film, Sol représente la mémoire du monde, de notre monde. Ce grand acteur de l’histoire du cinéma représente aussi le hors-champ, c’est-à-dire nous, les spectateurs, qui pourrions mourir avec lui. ↩︎
  19. Le dernier combat de Thorn, probablement agnostique, se déroule, lui aussi, sous le signe de Dieu. Sans doute les auteurs du film auraient-ils mal supporté l’absence totale de tout recours. ↩︎
Vues : 6

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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