The Fabelman (Steven Spielberg, 2022)

Un film, dans le film, révèle une vérité dont il témoigne par le montage

Le film commence en 1952, quand les parents de Sammy Fabelman , Burt et Mitzi1, l’emmènent voir le film de Cecil B. DeMille’s The Greatest Show on Earth. Impressionné par la scène d’accident de train, et sur les conseils de sa mère inquiète de le voir répéter le crash avec son train miniature, Sammy filme avec la caméra 8 mm de son père le choc qu’il peut revoir à loisir. C’est le début de son intérêt pour le cinéma. Vers l’âge de 16 ans2, il filmera ses sœurs, ses parents, l’associé de son père Bennie Loewy, ses copains scouts, sa famille en vacances avant et après leur déménagement à Phoenix, Arizona, début 1957, puis une scène de camping où sa mère danse en petite tenue. Après la mort de sa grand-mère maternelle, la famille reçoit la visite de l’oncle maternel Boris, un dresseur de lions qui a travaillé dans le cinéma. La famille et l’art sont difficilement compatibles, explique Boris, et tu dois choisir l’art. Sam se décide a monter un film de vacances pour distraire sa mère en deuil. En regardant les détails du film, il se rend compte que la relation entre Mitzi et l’ami de son père, Bennie, n’est pas tout à fait platonique. Il en veut à sa mère qui finit par s’énerver et le frappe. Pour qu’elle comprenne sa réaction, il lui montre un montage de scènes qui met en évidence les relations étroites qu’elle entretient avec Bennie. C’est un secret entre eux, il promet de ne pas en parler à son père.

Promu dans son entreprise, Burt emmène toute la famille à Saratoga, Nord-Californie. Bennie reste à Phoenix, mais au moment de leur départ, il offre une camera à Sam qui commence par refuser, la paye, et décide de ne jamais l’utiliser. (Sans doute refuse-t-il de céder à ce marchandage). En Californie, Sam subit la haine antisémite de Logan et Chad, ses condisciples. Il a pour petite amie une chrétienne convaincue qui voudrait le convertir, Monica. Celle-ci lui suggère de filmer la journée de clôture de l’année scolaire (Ditch Day) avec la caméra 16 mm Arriflex de son père. Au moment où ils devaient déménager dans une grande maison, Mitzi et Burt annoncent leur divorce aux enfants. Mitzi n’a pas supporté la séparation d’avec Bennie. Pendant la fête, Monica annonce à Sam qu’elle ne veut pas l’accompagner à la Texas A&M University. C’est la rupture. Le Ditch Day film est projeté avec beaucoup de succès. Logan est valorisé, tandis que Chad est ridiculisé, mais paradoxalement Logan vit très mal cette présentation positive, qui ne correspond pas à l’image qu’il se fait de lui-même. Mitzi explique à Sam qu’il ne doit pas abandonner son amour pour le cinéma, pas plus qu’elle n’a pas abandonné son amour pour Bennie. Finalement Sam réussit à convaincre son père qu’il doit renoncer au Collège pour travailler dans le cinéma. Il reçoit une lettre d’embauche de CBS, qui lui propose de travailler à la sitcom Hogan’s Heroes. À Hollywood, il a l’occasion de rencontrer John Ford qui lui donne des conseils : l’horizon en bas ça va, l’horizon en haut ça va, mais l’horizon au milieu c’est nul. Dans la dernière scène, Spielberg commence par ne pas suivre le conseil du maître, avant de s’y rallier.

Il y a dans ce film autobiographique deux sous-films, films dans le film qu’on peut interpréter comme une justification, une explication ou l’une des raisons de l’intérêt que Sam porte au cinéma. Dans les deux cas, un élément dissimulé ou invisible, un secret inavoué, se révèle à l’image. Les protagonistes auraient préféré que cela ne se voie pas, ils sont bouleversés, choqués par la mise en lumière. La fascination de Steven Spielberg pour le cinéma tient peut-être à cet espoir de voir sur l’écran ou la pellicule autre chose, quelque chose qui serait resté définitivement caché sans cela.

a) Sammy découvre après-coup, sur les images qu’il a filmées sans y faire attention, la liaison que sa mère Mitzi entretient avec Bennie Loewy, le copain de son père. Rien n’est explicite : ce sont des gestes, des attitudes, des caresses, des sourires, des complicités muettes, mais on ne peut pas s’y tromper. Les images sont cruelles, indubitables, irrécusables. Il les montre à sa mère qui perd toute assurance, fond en larmes. Elle ne peut qu’avouer. Sammy ne cherchait rien, il a involontairement trouvé au moment du montage de son film. L’ambigüité de ce genre de découverte, c’est qu’elle est à la fois spontanée et construite, spontanée dans le temps de la révélation, et construite dans le temps second où les événements sont reconstitués3. Il est significatif que Sammy ait gardé les images compromettantes pour un second film caché à tous, sauf à sa mère. C’est un secret, et aussi un trésor.

b) À partir du Ditch Day Film qui est une sorte de film de commande, une obligation assumée par le jeune Juif qui veut s’intégrer dans le groupe, une autre découverte émerge, mais ce n’est pas Sammy qui est bouleversé, c’est son « ennemi » Logan, le sportif, le bellâtre charismatique qui séduit les filles et s’impose par la violence. « – Pourquoi as-tu fait ça ? demande Logan. – Quoi ? – Pourquoi est-ce que tu m’as fait ressembler à ça ? – Dans le film ? – Oui, dans le film. Oh ! Merde, merde. Qu’est-ce qui t’arrive ? J’ai été un vrai salop avec toi, je t’ai cassé le nez… – Tu l’as pas cassé ! – Et tu me fais ressembler à ça. Qu’est-ce qui cloche avec toi ? – Logan, tout ce que j’ai fait c’est tenir la caméra, et elle a vu ce qu’elle a vu. – Des blagues, tu m’as fait ressembler à une sorte de chose, un truc doré. – Ah oui ? – Et Claudia, elle m’a embrassé. – Mazel Tov ! – Devant toute l’école. – Bon, très bien. – Je la traite pire que je te traite toi, et maintenant elle veut… – Tu es le bienvenu, Jésus ! ». Sam fait mine de partir. « – Non non, t’en vas pas, t’en vas pas. Je veux savoir pourquoi tu as fait ça. – Je sais pas, il faudrait chercher dans ma tête. – Et maintenant je dois me sentir mal à cause de tout ce que je t’ai fait subir ? – Tu te sens mal à cause de ça ? – C’est pas ton problème ! – Tu devrais te sentir mal à propos de… – D’accord. C’est pour ça que tu as fait ça. Tu veux que je me sente comme de la merde… – Je voulais seulement que tu sois sympa avec moi cinq minutes ! Ou bien j’ai voulu améliorer mon film. Je sais pas pourquoi, mais tu es la pire ordure que j’ai jamais rencontré dans ma vie. J’ai un singe chez moi qui est plus malin que toi ! Tu es un stupide connard antisémite ! J’ai fait comme si tu pouvais t’envoler. – Mais je peux pas voler. Si je suis meilleur à la course que n’importe qui à Santa Clara, c’est parce que j’ai travaillé dur pour y arriver. Mais toi, tu as fait de moi quelqu’un de faux, un type que je serai jamais, même dans mes rêves ! Tu as trouvé ce type je sais pas où ni comment, tu l’as mis sur l’écran et tu as dit à tout le monde que c’était moi. Mais c’est pas moi. C’est, c’est… bon Dieu.. » et Logan se met à pleurer. « Jésus, je voulais pas t’embêter, je voulais pas te faire flipper, … – Quelle importance ça a, ce que tu voulais faire ? »4… 

Logan s’est vu dans le film comme il ne s’était jamais vu, trop triomphant, trop sûr de lui, trop lisse, une image dans laquelle il ne se reconnaît pas. Sammy lui a involontairement révélé une vérité qu’il ne soupçonnait pas. Mais il ne s’agit pas seulement, dans ce dialogue plus élaboré qu’il n’y paraît, du problème de Logan ni même du problème de la vérité. Il s’agit, selon Spielberg qui parle à travers ces personnages, de l’essence même du cinéma, sa dimension agissante, performative. Un film n’est pas neutre, il ne fait pas que révéler une situation ou une réalité préexistante, il a une action sur le monde, il le transforme comme le Ditch film de Sam a transformé Logan. Il révèle les failles, les contradictions, les défaillances, les émotions cachées. Dans le nom de Steven Spielberg, il y a le mot « jeu » (Spiel). Dans cette quasi-autobiographie, ce mot est remplacé par Fabel, qui signifie fable, fiction. Le réalisateur est celui qui joue à fabriquer des fables, des fictions, pour se protéger d’un accident comme le crash ferroviaire du film de Cecil B. Demille, ou comme l’antisémitisme, ou comme le divorce des parents. Il y a plus de vérité, dit-il, dans la fable que dans la vie. Spielberg se sera bien amusé à faire advenir du vrai dans la fiction. 

  1. Mitzi née Schildkraut, interprétée par Michelle Williams, tient lieu de la mère de Steven Spielberg, née Leah Adler,. ↩︎
  2. Son personnage est joué par Gabriel LaBelle. ↩︎
  3. Le premier temps est grec, c’est celui de l’aletheia, de la perte de l’oubli ; le second est plus moderne, c’est le temps popperien de la vérification, la démonstration, la présentation logique. Ces deux modalités réunies conduisent à la certitude, la vérité indéniable. ↩︎
  4. Suite du dialogue : « Quelque chose est sur le point d’arriver ? demande Sam. – Tu aimes vivre dangereusement, Fabelman. – Non, non, vraiment, je n’aime pas ça. – Si. Mais si tu racontais à quelqu’un que j’ai été perturbé par le film, ce serait une erreur. C’est notre secret, d’accord ? – Complètement… À moins que je fasse un film autour de ça ? (…) Ce que je ne ferai jamais, jamais. » Logan lui tend une cigarette. « C’est comment ? demande Sam. – C’est quelque chose qui peut te donner l’impression que tout est hors contrôle, et à quel point tu ne contrôles rien, et à quel point ça n’a pas d’importance. – Je ferai mieux de pas en fumer, dans ma tête, tout est déjà hors de contrôle. – Tu es plein de merde. Il faut que j’y aille, Claudia m’attend. La vie, Fabelman, c’est pas comme dans les films. – Peut-être pas, mais au bout du compte, tu as la fille ! » Ils se quittent avec un signe de complicité.  ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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