Pauvres Créatures (Yórgos Lánthimos, 2023)

Pour s’emparer des possessions des hommes, dans son absolue souveraineté, la femme laisse libre cours à ses pulsions, y compris épistémiques

Le cinéma est le lieu de tous les fantasmes. Toutes les combinaisons, tous les cas de figure peuvent y être envisagés, sans limite à l’imagination. Ce n’est pas la première fois que des greffes de cerveau ont été mises en scène, mais sans doute est-ce la première fois qu’un cerveau de nouveau-né est greffé dans la tête d’un adulte qui n’est autre que sa propre mère. La fille découvre ce corps qui pour elle n’est pas la corps d’un(e) autre, mais son propre corps. Il lui faut devenir adulte, traverser de nombreuses expériences, pour se rendre compte que ce corps-là, c’est (aussi) le corps d’une autre, une femme qui n’a pas voulu vivre, qui s’est suicidée – mais elle, Bella1, elle n’a pas la moindre envie de se suicider, elle veut vivre. Sans doute le désir de vivre lui a-t-il été communiqué par son créateur, Godwin Baxter2, qu’elle considère comme son père puisqu’elle se présente elle-même sous le nom de Bella Baxter. Elle le nomme God, peut-être sans savoir que ce mot signifie aussi Dieu. Comme lui, elle est curieuse, comme lui, elle est prête à toutes les expériences. Elle se renseigne peu à peu, met en jeu son corps, sa sexualité, lit des livres, et finalement devient médecin comme son père-créateur.

Au-delà de la signification manifeste du film, celle d’une jeune femme qui cherche sa voie en-dehors de la masculinité toxique, comme on dit aujourd’hui, il y a peut-être une autre signification plus latente. Godwin Baxter n’est pas né du néant, son corps couvert de cicatrices est, lui aussi, l’œuvre d’un père abusif qui met la science au-dessus de toute considération. Il n’a pas d’autre vie sociale que son enseignement de chirurgien, car son corps couturé, monstrueux, fait peur. Gentil avec Bella, affectueux, c’est lui qui introduit le médecin Max McCandles qui demandera sa main, et indirectement l’escroc Duncan Wedderburn qui lui enseignera la sexualité avant de tomber, à son tour, amoureux d’elle. Personne n’est à l’abri de la séduction de Bella, ni la vieille dame rencontrée sur un navire de croisière, interprétée par Hanna Schygula3, ni son compagnon noir qui lui fait sentir la perversité du monde, ni la tenancière de bordel passablement vampirique, ni sa compagne de prostitution militante socialiste. On dit parfois que la femme est l’avenir de l’homme, on pourrait dire que Bella Baxter est l’avenir de l’humanité. Fabriquée par un savant fou, elle grandit sans amis, sans frères ni sœurs ni compagnons, sans interdit pour la limiter. Pour découvrir le monde, elle ne s’appuie sur aucun principe préalable. Totalement pragmatique, empirique comme God, elle se délivre de l’ancien propriétaire du corps qui est aujourd’hui le sien, le général Alfie Blessington, sans combat, d’une pichenette. Tout concourt à faire de cet être qui échappe à toute généalogie la future gouvernante, le modèle auquel il faudra se conformer4. Les pauvres créatures, ce sont nous, les humains, issus de l’acte procréateur, tandis qu’une femme comme elle, à l’abri des préjugés, maîtrise sans difficulté les gens qui l’entourent.

Le scénario semble féministe, mais ce féminisme bute sur quelques contradictions. Bella n’est jamais en contact avec d’autres femmes, sauf celles qui prennent soin d’elle et obéissent à ses caprices. Elle n’a pas à être jalouse, puisqu’au fond, elle est la seule et l’unique, la véritable souveraine des lieux. Si elle ne s’intéresse pas aux possessions des hommes, c’est parce qu’elle s’en empare sans même s’en rendre compte. La prostitution ne la dérange pas, tant qu’elle peut en jouir et se mettre en valeur – et d’ailleurs c’est elle qui montre aux hommes comment il faut faire, et non pas l’inverse. Vis-à-vis des pauvres, elle est généreuse et leur fait don sans hésitation de l’argent qu’elle trouve dans sa cabine, dont elle ne connait pas l’origine (le casino); et finalement elle récupère le chateau et les richesses de l’ancien mari (pas son ancien mari à elle, mais le mari de celle qui habitait autrefois son corps), sans que personne ne vienne lui contester cette propriété. Elle se tient à l’écart du patriarcat des hommes en se l’appropriant, elle ne se débarrasse jamais de son créateur, God, le père, mais prend sa place.

Dans Les Crimes du futur, David Cronenberg montre un artiste faisant d’un organe humain une œuvre d’art. Il semble que Yorgos Lanthimos ait pris le parti de montrer une brillante et délicieuse élève faire de la chirurgie un outil politique. Issue d’une transgression absolue des interdits usuels, vivant dans un monde parallèle restitué avec force lentilles magiques, certaine que la plus étrangement monstrueuse des expériences n’est pas pire que la violence ordinaire des hommes, elle est prête à son tour à exercer le pouvoir. 

  1. Interprétée par Emma Stone, prête à toutes les métamorphoses. ↩︎
  2. Interprété par Willem Defoe. Prêt à toutes les métamorphoses, il est aussi l’acteur du moment. ↩︎
  3. N’ayant pas besoin de se métamorphoser, elle joue son propre rôle. ↩︎
  4. Pas étonnant que le film ait reçu le Lion d’Or à la Mostra de Venise 2023. ↩︎
Vues : 32

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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