La dernière tentation du Christ (Martin Scorsese, 1988)

Un Jésus vivant, qui ne cède en rien au sacrifice
Ce film qui a été contesté, parfois violemment (l’incendie criminel du cinéma Espace Saint-Michel à Paris, le 22 octobre 1988, a fait 14 blessés), par les institutions ecclésiales et certains courants politiques n’a rien d’anti-chrétien, au contraire, il est très chrétien, peut-être même trop pour ceux qui ne retiennent du christianisme que la foi. Jesus1 est un humain qui doute, hésite, se trompe, s’interroge, et surtout qui rêve. En soi, le fait qu’il rêve ne choque pas les religieux, ce qui les choque, c’est qu’il puisse rêver d’autre chose que de Dieu, d’autre chose que de sa mission, de la tentation2la plus banale : la famille. Y a-t-il quelque chose de plus humain que de rêver de faire famille, de vivre une vie quotidienne normale dans l’anonymat le plus complet et la banalité d’un village rural ? Le film de l’ancien séminariste Martin Scorsese, si vilipendé par une partie du christianisme officiel, laisse entendre qu’un tel rêve ne peut être inspiré que par un ange-gardien terre à terre, une sorte de protecteur laïque qui fait obstacle aux desseins de Dieu et donc participe, directement ou indirectement, aux complots de l’anti-Dieu, du non-Dieu. Le statut de cet ange-gardien n’est pas clair. Interprété par une jeune femme3, il semble dans le film aimable, bienveillant, bien que certains commentateurs aient suggéré qu’il puisse être une figure du diable. En tout cas dès que l’apôtre Pierre, premier évêque de Rome4, arrive sur le lit d’agonie de Jésus, l’ange-gardien obéit5, il se retire calmement. Le bien de Jésus, son destin, ne doit pas se limiter à la vie familiale, il faut qu’il vive la souffrance, la mort, le salut et la résurrection. Cela pose la question de la place de la famille dans la théologie chrétienne – question plus paradoxale que ce qu’on pourrait imaginer.
Il faut que Jésus soit dénoncé, il faut qu’il soit trahi, et il faut qu’il meure. L’une des originalités de ce film par rapport à la tradition chrétienne usuelle est la réhabilitation de Judas6. D’après l’Évangile de Matthieu, Judas a trahi Jésus en échange d’une somme d’argent, 30 deniers7. Mais cette somme étant plutôt modeste, on a pu considérer dès le 2ème siècle après J-C, dans l’Évangile de Judas – texte gnostique considéré comme apocryphe par l’Église -, que Jésus lui-même avait demandé à Judas de le débarrasser de son enveloppe charnelle. Disciple préféré et ami proche de Jésus, Judas aurait accepté de signaler sa présence aux Romains afin que son sacrifice puisse avoir lieu. Par un geste de dévouement absolu, Judas aurait endossé la culpabilité de cet acte pour les siècles à venir afin de permettre l’accomplissement de la promesse messianique. C’est cette thèse qui est retenue par le film. Dans le récit du rêve, Judas reproche à Jésus d’avoir, contrairement à ses engagements, évité la mort, ce qui a conduit à l’échec du salut et la destruction du Temple. Refuser le sacrifice et valoriser la vie familiale vont ensemble. Certes dans le film il ne s’agit que d’un rêve, mais le rêve est parfois plus vrai que la vie éveillée. Dans cette logique onirique, le traître aurait été Jésus lui-même une hypothèse insupportable que seule la mort sur la croix peut démentir. It is accomplished !8 crie Jésus en souriant dans son dernier soupir. Qu’est-ce qui est accompli ?
Pour garantir l’unicité et l’exceptionnalité de Jésus, il faut qu’il ait été sacrifié. Le statut de l’homme-Dieu doit s’opposer en tous points à celui du fidèle. C’est la condition de la théologie, et aussi du fonctionnement de l’Église. S’il est marié, s’il a une vie sexuelle, une famille et des enfants, alors il n’est qu’un homme comme les autres. Cela vaut pour Jésus, mais aussi pour de nombreux héros de films comme la Anna de L’Avventura (Michelangelo Antonioni, 1960), la Pearl de la Triologie de Ti West (2022-24), la Mariana de Marcela Said (2017), le Zain de Capharnaum (Nadine Labaki, 2018) et beaucoup d’autres. Fuir la famille pour accomplir son destin – souvent sacrificiel, est un thème courant du cinéma, un topos, peut-être un fantasme encore actif dans l’église catholique où les prêtres ne peuvent pas se marier. Dans le film, Jésus choisit de s’unir avec Marie-Madeleine9, une ancienne prostituée qu’il a sauvée de la lapidation – comme si, pour elle aussi, la famille devait réparer un destin anormal. En outre il laisse libre cours à sa sexualité avec deux femmes (Marie de Magdala et sa sœur Marthe10). Apparemment deux logiques se font face : la logique courante, sociale, communautaire du cycle de vie, et l’autre logique, exceptionnelle, sacrificielle, de l’accomplissement extérieur et du salut.
Au-delà des polémiques et des confrontations médiatiques11, on peut tenter d’autres interprétations de ce film qui, à Paris, a été rapidement retiré de l’affiche12. Il faut pour cela le voir au présent, dans l’actualité du temps. À chaque époque, le Christ a été représenté selon les normes de l’époque. Martin Scorsese a choisi un Américain blond aux yeux bleus (Willem Dafoe), il a fait jouer le rôle d’un Ponce Pilate assez doucereux par David Bowie, celui d’un Judas roux, révolté, toujours au bord de la violence, par Harvey Keitel et celui de Paul par Harry Dean Stanton acteur versatile s’il en est. Les Juifs sont joués par des Arabes qui parlent leur langue13, les Chrétiens par des Américains qui parlent l’anglais de leur temps14, la musique est composée par Peter Gabriel, auteur très contemporain. En outre le chemin de croix du Christ (hésitation, tentation, expiation, rédemption) rappelle les flottements des personnages masculins de Scorsese dans Means Streets (Charlie, 1973), Taxi Driver (Travis Bickle, 1975) ou Raging Bull (Jake La Motta, 1980). Il ne s’agit donc pas véritablement d’un récit biblique, mais d’un essai sur la rédemption aujourd’hui. Le rêve est un message qui dit : Il faut que tu réussisses, mais sans sacrifice, sans te sacrifier15. La relation de couple (ici polygame) ne répond pas complètement à cette condition, puisqu’elle oblige Jésus à renoncer à sa singularité, son exceptionnalité. Il faut autre chose : ajouter à la vie de désir un souci de rédemption, concilier les deux sans céder sur rien. La différence entre ce récit et celui des Evangiles, c’est qu’ici, il ne sacrifie rien. Reléguer le sacrificiel vers les limbes, tel est le projet du film, insupportable aux religions. Pour devenir Saint Paul, Saul invente la Résurrection (une trouvaille sans laquelle il n’aurait pas pu fonder une religion). Le Jésus du film invente un autre type de résurrection (sans R majuscule), qui fait progresser par un plus de vie dans la vie même, sans la tromperie du spirituel. Après la traversée du désert, les prêches et les miracles, il propose un pas en avant qui fait vivre le fantasme sans sombrer dans une logique de faute et d’expiation.
- Interprété par Willem Dafoe. ↩︎
- Le film est inspiré par le roman de Nikos Kazantzákis, La dernière tentation, et scénarisé par Paul Schrader, qui s’est interrogé toute sa vie sur les tensions internes au christianisme. Martin Scorsese explique qu’il lui a fallu sept ans pour terminer le livre, et comprendre que ce livre était le sien. ↩︎
- Juliette Caton. ↩︎
- Le film n’est pas encombré par la chronologie. Il situe la mort du Jésus familial en 70, au moment de la destruction du Temple, alors que, selon la tradition chrétienne, cet apôtre serait mort entre 64 et 68 à Rome. Il est vrai que ce n’est qu’un rêve. ↩︎
- « Get out of the way! We were sent here », dit Pierre. ↩︎
- Interprété par Harvey Keitel. ↩︎
- « Alors l’un des douze, appelé Judas Iscariot, alla vers les principaux sacrificateurs, et dit: Que voulez-vous me donner, et je vous le livrerai? Et ils lui payèrent trente pièces d’argent. Depuis ce moment, il cherchait une occasion favorable pour livrer Jésus » (Matthieu, 25:15-16). ↩︎
- Il y a de nombreuses traductions : « c’est fini! », « c’est fait », « c’est terminé », « c’est consommé ». Traduction de Louis Segond en français : « Quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit: Tout est accompli. Et, baissant la tête, il rendit l’esprit. » (Evangile de Jean, 19:30). ↩︎
- Interprétée par Barbara Hershey, qui a fait découvrir à Scorsese le roman de Kazantzákis dès 1972, alors qu’elle tournait avec lui Boxcar Bertha, un film où son personnage est, déjà, exposé à la prostitution. ↩︎
- Ce n’est pas de l’adultère, c’est de la polygamie. ↩︎
- Franco Zeffirelli lui-même, qui avait réalisé Jesus de Nazareth en 1976, a retiré son film Young Toscanini du festival de Venise 1988 pour ne pas partager l’affiche avec Scorsese, alors qu’il n’avait même pas vu le film. Celui-ci est toujours interdit à Singapour et aux Philippines. ↩︎
- Censuré dans plusieurs pays : Grèce, Turquie, Mexique, Chili, il a néanmoins été rentable. Il a rapporté un peu plus que ce qu’il a coûté. ↩︎
- Le film a été tourné à Ouarzazate au Maroc. ↩︎
- On se demande pourquoi Saint Pierre a un accent de Brooklyn et tous les méchants, Satan et les Romains, ont un accent anglais. ↩︎
- L’action est située au moment où le judaïsme devra, lui aussi, remplacer le sacrifice par la prière, et le pèlerinage du Temple par l’étude. ↩︎