L’Avventura (Michelangelo Antonioni, 1960)
Une aventure vécue en bordure parergonale du monde, dans le manque creusé par une disparition
Sur le chemin d’une croisière en Méditerranée, un groupe d’amis fait escale à Lisca Bianca, un îlot proche de Paranea, dans l’archipel des Éoliennes1, une île dépourvue d’électricité, d’eau chaude et de téléphone. Ce lieu sauvage, inhospitalier, dangereux, situe d’emblée le récit sur une limite inhabituelle, difficile d’accès. Personne n’y habite sauf un berger qui lui-même a passé l’essentiel de sa vie très loin, en Australie2. On peut s’y noyer et même, selon Anna3, le personnage principal de cette histoire, y être dévoré par des requins – en tout cas c’est ce qu’elle prétend en inventant cette menace qui témoigne surtout de son état d’esprit. Sa relation avec Sandro4, présenté comme son fiancé, est tout aussi proche de la rupture. Le film commence par ses hésitations. Elle aurait bien renoncé à la croisière, mais change d’avis. Tout en lui faisait sentir son exaspération, son détachement, sa tristesse, elle fait l’amour avec lui, chez lui, et participe à la croisière. Sur l’île, elle déclare qu’elle voudrait être seule un certain temps, deux mois, un an, trois ans ! Elle panique, elle a peur de le perdre et ne le sent plus. Sandro lui répond en lui disant que la veille, au lit, elle le sentait : la phrase de trop, agressive, obscène et méchante. Le temps se gâte, l’image d’Anna disparaît à la fin du plan. N’ayant fait qu’un passage dans la vie et un passage à peine plus long dans le film, Anna reste et restera le personnage principal de l’histoire.
Avant même sa disparition, l’ « aventure » entre Anna et Sandro était déjà rompue, épuisée. Une nouvelle aventure commence entre son amie Claudia5 et le même amant, Sandro6. Elle arrive très vite : encore sur l’île, Sandro trahit son désir pour Claudia en lui prenant le bras. Celle-ci lui répond d’un regard de surprise, et aussi de complicité. À leur arrivée sur le continent, il la poursuit dans le train. Elle est mal à l’aise, exige son départ, il obtempère, part seul pour Messine. Revenue à Toarmina chez Patrizia et son mari, Claudia apprend qu’il se trouve à Troina à la recherche d’Anna. Elle ne peut pas se détacher de cette relation, il faut qu’elle le rejoigne. Ils se rendent ensemble à Noto7 où Sandro laisse Claudia seule pendant qu’il tente de visiter le musée de la ville. Il la demande en mariage, elle refuse. Tous deux désirent cette relation, et tous deux en connaissent les ambiguïtés. Anna demande plusieurs fois à Sandro s’il l’aime – il répond sans conviction, et elle-même, sans doute, n’est pas sûre de ses sentiments. Qui est l’amoureuse de Sandro, celle qui l’aime ? Est-ce elle-même, Claudia, où la disparue Anna dont Claudia ne serait que le tenant-lieu ? Et qui est l’amoureuse de Sandro, celle qu’il aime ? Est-ce Claudia ou le fantôme d’Anna qui continue à s’interposer entre eux ? Il se pourrait que la relation entre Claudia et Sandro ne soit que la réitération affaiblie de la relation entre Anna et Sandro. Entre la disparition d’Anna (26’) et le rapport de Sandro avec une prostituée (2’18), pendant plus d’une centaine de minutes, le film ne montrerait qu’une aventure elle-même lacunaire, inconsistante, voire irréelle8. À la fin du film, tous deux pleurent. On pourrait croire que Sandro pleure par honte et Claudia par dépît, mais il se pourrait que l’échec de leur relation les autorise à un autre type de pleurs : ceux du deuil car jusqu’alors, personne, dans le film, n’a pleuré Anna, pas même son père9. Après cela, Anna disparaît-elle vraiment ? Le film ne tranche pas. En refusant de faire l’amour avec Sandro, Claudia aura tenté de congédier Anna en elle, et en allant coucher avec une prostituée, Sandro aura tenté de congédier Anna en lui. Mais ni l’un ni l’autre ne pourront jamais se délivrer de l’obligation de porter, non seulement son souvenir, mais sa présence. En prétendant la chercher, ils ont voulu la fuir, mais ils ne pouvaient qu’échouer. De derrière, Claudia caresse les cheveux de Sandro. Elle ne le condamne pas pour son acte, ne lui pardonne pas non plus, mais le console.
Reprenons le récit sous l’angle de ce qu’il n’est pas, un film policier10. Une femme disparaît11 : voici un événement, une énigme voire un mystère qui déclenche la curiosité du spectateur. Qu’est-il advenu de son corps ? Est-ce un suicide ou un acte criminel ? Qui aurait intérêt à la voir disparaître ? Y a-t-il des suspects ? Le film ne répond à aucune de ces questions mais s’arrête sur des détails, des développements, des suites qui n’apportent aucun éclaircissement, aucune explication12. On sait peu de choses de l’histoire d’Anna, son passé13. Elle ne se dévoile guère et ne laisse aucune trace – pas d’autre trace que l’étrange aventure, sans lendemain, vécue par d’autres. Il n’y a ni enterrement, ni cérémonie d’adieu, ni véritable enquête policière, et les articles de journaux ressemblent à de pures et simples fictions. Tout se passe comme si l’événement central (la disparition) était recouvert, enveloppé par ses circonstances, son cadre, ses effets directs ou indirects. Le film ne procède pas par concentration, mais par supplémentation. Le retrait d’Anna est à la fois irréversible, absolu, et inachevé. De là où elle est (nulle part), à l’extérieur, dehors, restant inaudible, invisible, elle agit sans qu’on puisse l’interpeller ni lui répondre. Son absence est d’autant plus pesante qu’elle est inéliminable. Elle n’est plus dans le monde mais elle remplit le hors-champ, elle s’efface mais reste une source douée d’un pouvoir d’agir, une puissance contre laquelle on ne peut rien.
C’est un film dans lequel les périphéries ont une importance essentielle14. Dès la première scène, Claudia erre longtemps, dehors, dans les rues d’un village, marginalisée. L’errance se prolonge sur mer et sur l’île, les personnages marchant au hasard, comme aspirés par les vagues et le vent, perdus en eux-mêmes15. Alors que le centre du film est l’aventure, unique et incomparable, les comportements banals, quotidiens, apparaissent comme décalés, extérieurs. Cette tension insiste, sur un mode presque comique, dans la relation entre Giulia et l’homme qui l’humilie constamment, Corrado. Giulia ne cesse de dire des banalités, et Corrado ne cesse de la remettre à sa place. La médiocrité est partagée par le prince Goffredo, peintre amateur dépourvu d’originalité et d’envergure, et par l’autre couple qui participe à la croisière, Patrizia (propriétaire du yacht) et Raimondo, qu’on croirait sortis d’une série américaine. Comme l’avait remarqué son père, l’amant d’Anna, Sandro, n’a aucun talent, il préfère un travail rémunérateur de consultant, oscille constamment entre sentimentalité et virilité, et n’est pas à la hauteur de sa fiancée. Il était fatal que celle qui échappe à l’emprise de son propre père, riche romain, se débarrasse de lui16. En tant que bordure externe, elle est dedans (elle déclare qu’elle ne peut pas exister sans lui) et dehors (elle incarne la rupture), elle peut à la fois lire la bible (marque d’attachement à la tradition par rapport au catholicisme de son père, et aussi marque d’originalité dans un monde complètement laïc, sans Dieu), se déplacer en voiture décapotable avec chauffeur, et rejeter ce monde avec dégoût. Le film entier n’a pas de centre, il fluctue d’un lieu à l’autre, se présente comme le bord supplémentaire de la bordure. S’il est franco-italien, c’est parce qu’un financement supplémentaire a été apporté, en cours de route, par une société de production française, Cino del Duca. Sans ce financement, le film, tourné dans des conditions extrêmes, n’aurait pas pu être achevé. Il a été sauvé par cet apport venu de l’extérieur – autre manière de rendre hommage à la supplémentarité. À cheval sur l’intérieur et l’extérieur se trouve aussi le couple qui réunit Michelangelo Antonioni (48 ans) et Monica Vitti (28 ans)17, un couple qui durera huit ans et produira trois autres films mémorables18. Le scénario a été initié par un épisode vécu quelque temps auparavant par Monica (le bateau arrêté par une tempête près de l’île de Lisca Banca). Il s’agissait de reconstituer cette petite aventure, mais la véritable aventure a été le tournage du film lui-même. Il en va de même pour les citations et allusions picturales, qui redoublent les méandres du récit, tout en s’en détachant de manière parfois peu compréhensible. C’est ainsi que tandis qu’Anna et Sandro font l’amour dans leur chambre, Claudia traverse une galerie de peinture ; quand Giulia veut se venger des humiliations infligées par son conjoint, elle se donne au peintre du dimanche, le prince qui ne sait peindre que des femmes nues19 ; quand Claudia et Sandro arrivent dans un village où les bâtiments en colonnades évoquent les tableaux de Giorgio de Chirico, leurs voix résonnent dans le vide ; les pulsions érotiques les plus fortes surviennent dans la ville de Noto, au milieu des splendeurs de l’architecture italienne. On peine à trouver un rapport entre le contenu pictural et les éléments du récit.
En définitive, la seule justification de la disparition d’Anna est la production de ces bordures, ces parerga. Ce que les premiers spectateurs ont considéré comme un défaut du film, se révèle avec les années son cœur battant, un cœur dans lequel nous n’avons pas fini de séjourner.
- Archipel volcanique faiblement peuplé situé en mer Tyrrhénienne, au nord de la Sicile. ↩︎
- Le berger s’exprime parfois en anglais, un écart de langue qui revient plusieurs fois dans le film. On se demande pourquoi il est revenu, car il exprime sa nostalgie de l’Australie. ↩︎
- Interprétée par Lea Massari, qui a très mal supporté les conditions de tournage (mauvais temps, logistique insuffisante, hôtel non payé à la suite de la faillite du producteur, grève de l’équipe, remplacement du yacht initial par un autre bateau, etc). Elle a subi une attaque cardiaque et deux jours de coma. ↩︎
- Interprété par Gabriele Ferzetti. Curieusement, dans tout le film, il fait l’amour encravaté. ↩︎
- Interprétée par Monica Vitti. ↩︎
- « Quand tout a été dit, quand la scène majeure semble terminée, il y a ce qui vient après » a déclaré Antonioni en septembre 1958 (Cinema58) – avant même la réalisation du film. ↩︎
- Une ville entièrement reconstruite dans le style baroque après le séisme du 11 janvier 1693. ↩︎
- Ce pourrait être un rêve de Sandro, intervenu juste après la disparition, pendant la nuit passée dans la cabane. Rêve de désir pour Claudia, et en même temps de culpabilité. En couchant avec une prostituée, ce n’est pas Claudia qu’il trahit, c’est Anna. ↩︎
- Anna meurt, elle disparaît, mais nul ne porte son deuil. En agissant ainsi, peut-être répondent-ils à sa demande. Si l’un d’entre eux avait voulu la porter, elle l’aurait récusé. ↩︎
- Antonioni parle d’un « polar à l’envers ». ↩︎
- The Lady Vanishes, film d’Alfred Hitchcock sorti en 1938, dans lequel personne ne croit la jeune Iris Henderson, quand elle affirme qu’une certaine miss Froy a disparu. Mais Hitchcock ménage, lui, une solution à l’énigme. ↩︎
- Un « défaut » qui a déclenché, lors de la projection du film à Cannes le 17 mai 1960, les huées du public, mais qui n’a pas empêché le jury présidé par Georges Simenon d’attribuer un prix spécial au film « pour sa remarquable contribution à la recherche d’un nouveau langage cinématographique ». Le jour même, un manifeste exprimant une admiration et un enthousiasme pour le fim était publié. Il était signé par Roberto Rossellini, André Bazin, Maurice Ronet, Georges Sadoul, Claude Mauriac, Robert Benayoun, Mario Ruspoli, etc. La même année, la palme d’or revenait à La Dolce Vita, de Federico Fellini. L’avventura est sorti en Italie en octobre 1960 après avoir été saisi quelques jours par la justice pour obscénité. Largement distribué dans le monde, le film a rencontré le succès. ↩︎
- On apprend cependant, au début du film, que le père, diplomate de carrière à la retraite, a beaucoup menti sur sa vie privée. Anna ne tient pas à en savoir plus. Sa mère, absente, a disparu depuis longtemps, avant elle. ↩︎
- Cf à ce sujet le livre de Geoffrey Nowell-Smith, L’Avventura (1997). ↩︎
- On raconte que, pendant le tournage du film, Antonioni se serait imposé des nuits sans sommeil pour s’isoler du brouhaha extérieur et s’immerger totalement dans son processus créatif. ↩︎
- Antonioni parle de « maladie des sentiments » (malattia dei sentimenti). ↩︎
- Ils s’étaient rencontrés avant le casting du film, à l’occasion du doublage du Cri (1957). Le scénario a été imaginé à partir d’un incident vécu par Monica Vitti, qui s’était égarée sur une des îles Éoliennes lors d’un voyage avec des amis. ↩︎
- La Nuit (1961), L’Éclipse (1962), Le Désert rouge (1964). ↩︎
- Étrangement, ces femmes lui ressemblent, comme s’il se peignait lui-même. ↩︎