Dire « Je suis mort », c’est se retirer de tout

En disant « Je suis mort », je me retire de tout engagement, de tout échange, de toute dette

Une fois mort, il n’est plus question de propriété, d’appropriation, de pouvoir, d’engagement, de dette, de responsabilité, et aussi, malgré les inscriptions gravées sur les tombes, de généalogie, d’appartenance, il n’est pas question non plus, quoiqu’on en dise, d’intention, d’influence, et encore moins d’amour. Nous pouvons projeter ceci ou cela sur le mort, mais de son point de vue à lui, tout a disparu – et ni les ossements, ni les cendres, ni l’ADN, ne peuvent faire revenir autre chose qu’un spectre. En rendant hommage aux morts, on voudrait effacer, dénier cette dimension fondamentale, mais rien n’y fait. Le mort n’a plus de langue, plus d’affect, plus de désir. Il est dénué, dépouillé de tout. On ne peut déclarer « Je suis mort » que lorsqu’on est vivant. En proférant une phrase de ce type ou une expression du type « ma mort », on ne revendique pas la mort comme telle, on signifie une mise à l’écart, un retrait à l’égard d’une ou plusieurs de ces dimensions qui finiront, quoi qu’il arrive, par s’effacer. On anticipe par cette déclaration un état qu’on ressent, pour telle ou telle raison, à tel ou tel moment, comme désirable ou souhaitable.

Il est des films où la déclaration est proférée de manière explicite, avant sa mise en œuvre. Dans L’amour à mort (Alain Resnais, 1984), Simon est fasciné par sa propre disparition qu’il attend, qu’il espère. Il méprise depuis toujours ce qui, pour le commun des mortels, fait le cœur, l’essence de la vie : ses enfants, sa famille, son père, ses engagements, il n’accepte aucune responsabilité, aucun devoir à l’égard du monde. La seule chose qui l’intéresse est son travail d’archéologue, qu’il est pourtant prêt à abandonner lui aussi. Passionnément attachée à lui, Elisabeth est décidée à la suivre, ce qui implique, pour elle aussi, la renonciation à tout attachement, croyance, foi, amitié. Dans ce cas, comme dans Le feu Follet(Louis Malle, 1963), le désengagement absolu n’est pas la conséquence de la mort, il en est la cause, la raison.

Michel Poiccard, le personnage d’À bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1959), peut transgresser les interdits les plus élémentaires, il peut proclamer son désir dans sa crudité, exiger la complicité de son amie Patricia, qui n’y est pour rien, il peut dérober les économies de ses meilleurs amis, tenir les propos les plus décalés, insensés, prendre des risques au volant ou en faisant appel à des truands comme lui car il se sait déjà condamné, déjà mort. C’est un désespoir et aussi une revendication. Il peut avoir la nostalgie de l’amour, mais il ne peut plus le ressentir, il peut se savoir virtuellement père sans en porter aucune charge ni obligation. C’est injuste, dégueulasse comme il le dit, mais il n’y a rien à faire, car Je suis (déjà) mort.

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