Incarner l’inconditionnel, c’est mourir

Une éthique inconditionnelle (hospitalité, justice) qui tendrait à s’incarner ne le pourrait qu’agonisante

On sait que l’hospitalité inconditionnelle, ou la justice inconditionnelle, ça n’existe pas en pratique. L’hospitalité ou la justice sont toujours conditionnelles, relatives, elles dépendent des circonstances, des causes, des rapports de force, des transactions, des compromis. Jamais dans la vie courante il n’arrive qu’une figure de l’inconditionnalité, visible et nommable, surgisse, qu’elle s’incarne effectivement dans une personne, une institution ou un événement déterminés. Mais voilà, ce n’est pas tout à fait le cas au cinéma, il se pourrait qu’il se permette quelques incarnations – et c’est tout l’intérêt du cinéma. 

La Labyrinthe de Pan (Guillermo del Toro, 2006) mélange le récit historique des derniers mouvements de résistance contre le franquisme à la fin des années 1940 et l’histoire fantastique de la petite Ofelia, prise dans ces mouvements sans vraiment les comprendre, mais porteuse d’une réincarnation virtuelle, d’un retour quasi dibboukien d’une certaine Princesse nommée Moana dont on ne sait rien, si ce n’est qu’un Faune exige de la petite fille qu’elle accomplisse cette réincarnation. Moana est morte et pourrait être remplacée, si Ofelia n’était pas morte elle aussi, dès le début du film. Son désir de justice est pur, sincère, mais elle est déstabilisée par les épreuves que le Faune lui fait subir, jusqu’à la dernière, quand il apparaît que l’offrande d’un sang innocent n’est autre que le sien propre. Pour réussir la dernière épreuve, il faut qu’elle se sacrifie. Il en va ainsi de la justice inconditionnelle : pour s’accomplir, elle doit se mêler aux ravages du monde, et donc se nier. Et pourtant le personnage d’Ofelia existe, il est bien là, devant nos yeux, comme d’autres personnages du cinéma pris dans des contradictions analogues : le Lazzaro de Heureux comme Lazzaro (Alice Rohrwacher, 2018), le petit oiseau de Bird People (Pascale Ferran, 2014), ou la Viridiana naïve des débuts du film de Lui Bunuel (1961).

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