Heureux comme Lazzaro (Alice Rohrwacher, 2018)

Tu répondras à l’autre, dans l’irresponsabilité la plus absolue

À l’Inviolata, un hameau agricole de Lombardie séparé du monde à la suite d’une inondation, règne la marquise Alfonsina de Luna. Elle vit dans une demeure décrépite et impose à 54 paysans, hommes, femmes et enfants, un servage de type médiéval. Avec l’aide d’un comptable malhonnête, elle assume ouvertement cet esclavage, car selon elle le peuple accepte la soumission. Lazzaro, un jeune paysan naïf, lui aussi exploité par ses pairs, travaille dur sans protester. Il rencontre Tancredi, fils d’Alfonsina, jeune noble qui s’ennuie dans ce monde fermé sur lui-même. Quand Tancredi organise son propre enlèvement en demandant une rançon à sa mère pour fuir vers la ville, Lazzaro accepte de l’aider, ce qui scelle leur amitié. La police italienne découvre l’escroquerie de la marquise, ce qui provoque un grand scandale régional sur l’esclavage moderne. Alors que Lazzaro chute d’une falaise, protégé par un loup, les familles de paysans sont libérées et les autorités promettent de les réinsérer dans la société urbaine voisine. Une vingtaine d’années plus tard, Lazarro se réveille au pied de la falaise. L’Inviolata est vide. Parti à la recherche des siens, il les retrouve dans un bidonville, se livrant à de petits larcins pour survivre. Ils ont tous vieilli, sauf lui. Il retrouve aussi Tancredi qui les invite à partager un repas, mais en arrivant sur place, il n’y a personne. Lazzaro se rend à la banque pour essayer de récupérer l’argent de Tancredi. On le prend pour un braqueur, et on le tue; mais lui s’échappe dans le corps d’un loup. 

Le principal trait de caractère de Lazzaro, c’est qu’il répond. Quelle que soit la demande qui lui est faite, il répond à la demande, il l’accomplit. Et comme on lui fait sans arrêt des demandes, il agit sans arrêt – ce que l’observateur extérieur peut interpréter comme un travail. On parle à son sujet de bonté, mais pour être bon, il faudrait qu’il sache distinguer le bien du mal. Or Lazzaro n’en a aucune idée. Incapable de mensonge ou de méchanceté, il ne peut pas projeter ces facultés sur autrui. Chaque action chez lui est en rapport direct, immédiat, avec le réel ou avec l’autre. Quelle que soit la demande qui lui est faite, il doit en répondre, il faut qu’il réponde de cette adresse. Sa responsabilité étant illimitée, incomparable et incommunicable, elle ressemble à la bonté, mais renvoie à tout autre chose. Il y a en elle une absence totale de calcul, une radicale irresponsabilité. C’est son point commun avec le marquis. Mais tandis que le marquis est irresponsable car il ne répond de rien, lui, il est irresponsable car il répond de tout. 

Quel rapport y a-t-il entre ce trait de caractère et l’histoire de servage qui est racontée dans le film ? Les paysans, eux non plus, ne se rendent pas compte du mensonge qui leur est fait. Ils sont serfs, ils l’ont toujours été, la marquise a toujours commandé en tout, son envoyé les a toujours volés, c’est comme ça, ils le savent et ils n’ont pas vraiment besoin d’en savoir plus. La différence avec Lazzaro, c’est qu’ils ont parfois quelques doutes. Si certains d’entre eux ne s’enfuient pas, c’est par peur, pas par conviction. Leur croyance est limitée, défaillante, alors que celle de Lazzaro ne défaille jamais. 

Lazzaro n’est pas tout à fait un humain, ou pas exactement. On raconte qu’un saint, un François d’Assise, aurait la capacité de parler avec les loups. Lazzaro n’a pas encore essayé, mais il a une sorte de relation privilégiée avec eux. Seul un loup peut comprendre qui il est. A cela s’ajoutent quelques facultés que tout le monde n’a pas. Par exemple : il reconnaît spontanément les plantes, il sait lesquelles on peut manger ou non. Il a une façon de communiquer avec le vide qui le conduit aux marges de la mort, sans y chuter. En somme, il répond du réel, sans limitation.

Pourquoi, après une vingtaine d’années d’une sorte de sommeil, est-il inchangé ? Pourquoi ne vieillit-il pas d’une seconde pendant cette période, qui pour lui n’est même pas une période, même pas un intervalle de quelque nature que ce soit ? Etant absolument innocent, il n’a aucun devoir, aucune dette, pas même à l’égard du temps. Il n’a pas à revenir des morts, comme Lazare, puisqu’il n’en a jamais franchi la porte (ni de l’enfer, ni du paradis). Ni l’échange, ni la durée, ni la généalogie (il ignore qui est son père et qui est sa mère), ni même la différence sexuelle n’ayant de prise sur lui, il est indifférent à toute forme de compensation, qu’elle se fasse au nom de la justice ou de la bonté. Ses réponses sont absolument pures. 

Que dit alors cette fable ? Si la « libération » des paysans n’est qu’un passage d’une servitude à une autre, si Lazzaro, incapable de prophétisme, meurt à la fin du film, alors l’Ange ne fait que veiller sur les vaincus, contrairement à l’Angelus novus de Walter Benjamin qui est tourné vers l’avenir. Mais un petit détail vient contrarier cette interprétation pessimiste : Lazzaro se métamorphose en loup. Toujours survivant, il ne se dirige pas vers la forêt mais hante la ville, entre les files de voitures. Ce tout autre, qui ne pouvait pas avoir la figure d’un humain, n’a pas tout à fait disparu.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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