Il n’y a pas de « chez moi » sur lequel je puisse compter
Il y a cent raisons pour lesquelles on peut perdre son « chez soi » : crise familiale ou financière, expulsion, déménagement, maladie, etc., mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit dans cette proposition. Je parle ici d’un effacement de la dimension même du « chez moi », une expérience apparemment dépourvue de cause, de raison, qui m’arrive sans que j’aie eu le temps m’en apercevoir ou de l’analyser. Robert Zemeckis décrit cette expérience dans son film de 2024 qui, justement, a pour titre Here, ici. Ici-même, dans cette maison dont les murs sont restés identiques depuis 1907, des familles ont vécu. Des amours ont été déclarés, des mariages ont été célébrés, des enfants ont été conçus, sont nés, ont été élevés, des familles ont fêté des événements, des personnes ont ri, pleuré, travaillé, souffert, vieilli, etc. On dit en anglais There is no place like home. Que veut-on dire par là ? Que chacun des habitants aurait considéré cette place comme un lieu unique, privilégié, chez soi ? Il semble que, dans le film, ceux qui ont vécu là toute leur existence aient été frustrés, privés d’événements, malheureux. Pour exister vraiment, expérimenter sa singularité, il aurait fallu qu’il s’extraient de ce lieu, qu’ils le fuient. C’est le paradoxe du chez soi : un lieu d’accueil qui favorise la répétition, la réitération d’un cycle de vie toujours identique. Le prix de la sécurité est la torpeur, la dépression.
Il arrive qu’un lieu qui, jusqu’à une certaine date, opérait comme chez moi, perde cette dimension. Je ne sais pas exactement pourquoi ni comment, mais c’est incontestable, indéniable, il faut prendre acte. Dans Christmas Eve in Miller’s Point (2024), Tyler Taormina nous fait ressentir cette expérience en restituant l’ambiance d’une maison familiale le jour de Noël. Toute la famille est là, l’organisation est parfaite, il y a de quoi manger, des cadeaux, des gestes d’affection ou d’amitié, des disputes, etc., mais la perception n’est plus la même, cette maison n’occupe plus la même place dans les esprits. On n’y peut rien, et ce n’est pas seulement parce que la maison va être vendue, c’est parce que la fête elle-même n’a plus la même légitimité. Dans ce cas, l’épuisement aura été lent, mais il est aussi des cas où il aura été rapide, brutal. Il peut arriver qu’une nuit, une personne quelconque, sans histoire, désinvestisse l’appartement où elle a vécu des dizaines d’années. Après avoir erré toute une nuit, après avoir vu sa fille vivre à sa façon, dans un autre monde, la Khadija de Ghost Tropic(Bas Devos, 2020) se sent étrangère à sa propre existence. Il faut qu’elle fasse autrement, autre chose. Elle ne sait pas encore quoi, peut-être ne le saura-t-elle jamais, mais elle s’en va. D’un seul coup, sans prévenir, dans un moment d’imprévision totale, le lieu qu’elle a aménagé, décoré, où elle a élevé ses enfants, se trouve désinvesti. Elle ne sait pas où elle va aller, mais elle est sûre que ce n’est pas le vrai lieu, le bon lieu. Pour revenir à soi, il faut parfois fuir le chez soi.