Hors Normes (Eric Toledano et Olivier Nakache, 2019)
Au vivant inconditionnellement étranger à « notre » monde (l’autiste), on ne peut répondre que par l’exception, elle aussi inconditionnelle : « Je dois te porter »
L’histoire et les personnages joués par Vincent Cassel et Reda Kateb sont inspirés du travail de deux éducateurs s’occupant des personnes autistes, dans le cadre de deux associations qui existaient encore au moment de la sortie du film : le Silence des justes, fondée en 1996 et dirigé par Stéphane Benhamou, et le Relais Ile-de-France, fondée par Daoud Tatou. Selon les réalisateurs, « Les scènes du film ont toutes été vécues dans la réalité ». Les personnages sont joués par de vrais encadrants et de vrais autistes. Dans le film, Bruno et Malik sont les responsables de La Voix des Justes et de L’Escale, deux associations qui œuvrent depuis 20 ans dans le monde des enfants et adolescents autistes qu’ils sortent de l’isolement familial ou de la solitude des institutions psychiatriques. Ils forment des jeunes issus de quartiers difficiles pour encadrer ces cas « complexes », que les structures médicales refusent. Le film raconte le quotidien de ces associations pendant que l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) effectue une enquête sur La Voix des Justes, très fragile financièrement, non reconnue légalement et qui fait intervenir des personnes n’ayant pas les diplômes requis.
On pourrait, pour présenter le film, partir de la conclusion de l’enquête de l’IGAS, telle qu’elle est mentionnée à la fin : « Fermer une structure qui est la seule à assurer l’aval de l’hospitalisation pédo-psychiatrique sans solution alternative immédiate, ne paraît pas envisageable (…) La mission recommande une autorisation provisoire à caractère exceptionnel. » (Extrait du rapport de l’IGAS, 17 avril 2017). Cette citation terminale montre que le sujet du film n’est pas de montrer le point de vue des autistes, ni comme sujets de droit ni même comme objets de soin – ce qui d’ailleurs ne pourrait qu’être abusif ou impossible, mais celui des associations, des proches, de la société – de tous ceux qui portent une responsabilité par rapport à ces personnes. Le film n’est ni un docufiction ni un avatar du cinéma du réel. Il invite le spectateur à s’identifier à ceux qui prennent en charge les autistes, qui les accompagnent sans prétendre au statut de soignant ni de sachant. On peut lui reprocher de fabriquer des héros positifs – c’est un choix qu’il assume, celui du cinéma populaire. Exception est le mot employé par les enquêteurs de l’IGAS. Les autistes sont inassimilables par les familles et par les institutions, mais eux-même n’ont pas choisi l’exclusion, ils ne se sont pas voulu anormaux ni asociaux. Le rejet est venu des autres. Le point de vue des « héros » du film, c’est que puisque les normes supposées protéger les autistes se retournent contre eux, il faut faire bouger ces normes. C’est une démarche pragmatique, sans idéologie, mais du point de vue de la société, leurs associations se transforment en objets ingérables, ni bons ni mauvais, à la fois bons et mauvais (la définition du pharmakon). En contribuant à soigner la maladie (l’exceptionalité), elles s’infectent, s’excluent, se contaminent elles-mêmes. L’administration ne peut que désapprouver (sinon elle ne serait pas l’administration), mais elle est obligée, en même temps, d’approuver, car elle n’a pas de « meilleure solution ».
L’autisme est exceptionnel car il résiste à toutes les formes de gestion biopolitique. C’est l’irruption d’un vivant incontrôlable, d’une transgression majeure qu’on ne peut attribuer à aucun fautif : ni le parent, ni la société, ni tel ou tel intervenant. Il n’y a pas d’erreur, un autiste est un autiste, et toutes les tentatives d’explication « scientifiques » ou psychologiques, des plus biologiques aux plus psychanalytiques, ont échoué. L’autiste se moque du « Qui », il surgit comme un « Quoi », il déjoue toute réponse rationnelle ou relationnelle. Inconditionnel, il exige l’inconditionnalité. Devant des gens qui ne font rien comme « il faut », on ne peut que jouer de l’exception. Le dispositif décrit par le film associe deux asocialités : d’un côté celui qu’on nomme l’autiste (un mot qui recouvre des comportements très hétérogènes) et d’un autre côté l’adolescent en déshérence (expression qui elle aussi recouvre des cas très différents les uns des autres). L’autiste perçoit un accompagnement inhabituel, plus attentif, qui l’écoute dans sa singularité, et le jeune se trouve dans la situation nouvelle pour lui où on lui fait confiance. Deux associations travaillent ensemble : La voix des justes (juive), et L’escale (où il y a beaucoup de musulmans). Dans l’un et l’autre cas, ce qui est mis en pratique n’est pas calculé. C’est cela le scandale pour la société : sans organisation, sans diplôme, sans argent, en-dehors de toute légalité, on s’occupe « le mieux possible » de ceux qui rejettent le soin même. On met en œuvre une autre pensée du bien qui arrive sans prévenir. Sans ce soutien mutuel, aucune des deux associations ne pourrait sur-vivre. De deux tâches impossibles (soigner l’autiste, intégrer le marginal) nait une possibilité, reconnue finalement par l’IGAS. On peut faire quelque chose : voilà ce que les associations enseignent, sans discours inutile, par l’acte. Il y a derrière cela une certaine sorte d’éthique qui n’est pas prescrite par la société, mais par les intervenants eux-mêmes : autistes, accompagnants, bénévoles. Entre l’autiste et l’accompagnant, qu’y a-t-il de commun ? Vivent-ils dans deux mondes complètement différents, où y a-t-il quelque part, entre eux, la possibilité d’un partage de monde ? Si pour l’accompagnant, le monde de l’autiste est perdu (die Welt ist fort), quel sens la proposition qu’il lui fait, Je dois te porter (Ich muss dich tragen1) a-t-elle d’être entendue ? L’autiste est bien vivant, il n’est pas sans monde, mais son monde est pour nous aussi inaccessible que, par exemple, celui d’un mort.
- Formulation de Paul Celan. ↩︎