La captive (Chantal Akerman, 2000)

Dans une vacuité absolue, il cherche en elle un secret inavouable – mais il n’y en a pas

Simon n’arrête pas de surveiller Ariane1. Il présuppose qu’il y a chez elle un secret qu’elle ne lui avoue pas. Elle prétend toujours qu’il n’y a rien, mais la question reste ouverte, du début à la fin, sur sa bonne ou sa mauvaise foi. Il est possible qu’elle ne mente pas, qu’elle n’ait pas vraiment de secret ou qu’elle croie ne pas en avoir. Il est possible qu’elle ait un secret, mais qu’elle pense sincèrement qu’il ne vaut pas la peine d’être révélé. Mais il est possible aussi que le secret soit encore plus vaste, englobant, que tout en elle soit secret, à tel point qu’elle-même ne peut rien en dire. Quand elle répond aux questions de Simon en disant « rien », « Je ne pense à rien », « comme tu veux », elle croit ce qu’elle dit, et pourtant il y a quelque chose en elle qui résiste, quelque chose qui peut résister à lui, mais aussi à elle. 

Pourquoi finit-elle par se suicider2 ? C’est ambigu, comme tout le film. Simon vient de lui annoncer qu’il a décidé de se séparer d’elle. Elle pourrait réagir à cette menace d’abandon par un geste désespéré. Tant qu’il la surveillait, il lui donnait une importance, il lui garantissait une sorte de survie. S’il renonce à cette surveillance, c’est qu’il ne l’aime pas3. Elle ne vaut plus « rien », ni à ses yeux à lui ni à ses yeux à elle. Mais il est possible d’interpréter son suicide de manière complètement différente. Elle pourrait n’avoir jamais cru en cette comédie. Elle n’aurait accepté de vivre avec lui que pour donner un lustre à sa vacuité. Du début à la fin, sa vie n’était qu’un « faire semblant » : faire semblant d’être heureuse, de se distraire, de s’instruire, de désirer. Même le désir lesbien, invoqué en image dès le début du film, ne serait qu’un semblant4. Ce « faire semblant », cette mascarade dite féminine aurait pu lui devenir insupportable. Elle se serait donné la mort pour mettre fin à ce jeu de dupes. 

On peut dire qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. En se soumettant à lui, elle valorisait aussi ses moments d’insoumission. En exigeant d’elle la vérité, il jouissait aussi de ses mensonges. En acceptant sa protection, elle n’était plus engagée à rien, elle pouvait librement se laisser ensevelir par la vacuité. Double ambigüité des deux côtés, double « double bind ». Tous deux peuvent dire simultanément : Je t’aime parce que tu échappes à mon amour, et Je t’aime parce que tu m’appartiens. Tu ne peux pas échapper à cet amour qui t’emprisonne. Passionné par le secret d’Ariane qui peut-être n’existe pas, Simon est entraîné par un fil infini, le fil d’Ariane / Albertine qui ne le conduit nulle part, ou exactement au point où s’exprime la mascarade qu’il exige, qui n’est autre que sa propre imposture. Tout tourne autour du vide, du rien5. S’il n’y a pas de secret, alors il n’y a pas non plus d’ipséité, il ne reste rien, la mort.

  1. Dans le roman de Proust La Prisonnière, cinquième tome de À la recherche du temps perdu, publié en 1923 à titre posthume, le narrateur soupçonne qu’Albertine est attirée par les femmes. Albertine est accompagnée par son amie Andrée, et le narrateur fait surveiller toutes leurs sorties. Dans le film, les prénoms de l’accompagnatrice (Andrée) et de la domestique (Françoise) sont conservés. La grande différence tient au regard de Chantal Akerman, qui porte un jugement sur la situation du couple. Le Proust-narrateur ne fait que raconter, il ne juge pas. ↩︎
  2. Il n’est pas absolument certain que ce soit un suicide, c’est peut-être une mort accidentelle. Dans le roman de Proust, Albertine disparue, originellement titré La Fugitive, sixième et dernier tome de À la recherche du temps perdu, publié en 1925 à titre posthume, Albertine s’en va volontairement puis meurt dans un accident de cheval au moment même où elle avait décidé de revenir auprès du narrateur. ↩︎
  3. Il ne lui fait jamais vraiment l’amour dans le film, mais se masturbe au-dessus d’elle pendant son sommeil. ↩︎
  4. On ne saura jamais, dans le film, ce qu’il en est de cette tendance, si elle se l’est avouée à elle-même ou pas. Plutôt que de choisir, elle préfère mourir. ↩︎
  5. Ne pas confondre le rien du retrait, qui ouvre à une promesse, et ce rien-là, qui est le lieu d’un enfermement. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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