Pont des Arts (Eugène Green, 2004)

Par sa voix, la chanteuse baroque réunit la vie, la mort, et l’au-delà de la vie, au-delà de l’être, plus que la vie

Déroulé
I. ÊTRE HEUREUX.

Premier couple : Christine (agrégative en philo) et Pascal (étudiant en littérature). Elle travaille, mais lui ne fait rien. Elle pense à l’avenir, tandis que lui préfère dormir, se promener, lire, plutôt que de travailler son mémoire de maîtrise. Il lui déclare son amour, elle lui fait des reproches, lit Heidegger, claque la porte et s’en va.

Deuxième couple : Sarah (chanteuse baroque) et Manuel (ingénieur en informatique). Elle travaille Monteverdi avec un chef profondément méchant, détestable, qu’elle nomme l’Innommable. Manuel lui déclare son amour et va travailler (porte close).

Pour évoquer le silence du surréaliste Jacques Vaché (1895-1919), la prof de philo se tait devant ses élèves. En réaction, Pascal dessine bruyamment. Place de la Sorbonne, il déclame un poème de Michel-Ange. Il voudrait regarder Christine au lit; elle met son bandeau et s’endort. De son côté Sarah est triste, déprimée. La perspective de vie heureuse décrite par Manuel ne l’intéresse pas.

II. LA PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE.

Le jeune Cédric, régisseur, est au service de l’Innommable. Celui-ci discute avec Juju, fonctionnaire lui aussi homosexuel. Pour trouver du travail, Cédric doit se donner à Juju, système d’échange par lequel l’Innommable obtient des contrats. Ces usages sont courants au ministère. Un fonctionnaire se ridiculise en jouant Phèdre pour un travailleur du sexe. Tandis qu’il fait l’apologie du baroque, l’Innommable confie à Sarah le rôle du Lamento della Ninfa de Monteverdi. 

III. LE MASQUE.

Sarah explique à Manuel ce que sont les baroques : ils disent toujours en même temps deux choses contradictoires, toutes les deux vraies. « C’est comme si on te disait qu’on est deux personnes à la fois, et que l’une est vivante parce que l’autre est morte – Il me semble que rien ne s’exclut davantage que la vie et la mort », répond Manuel. Peut-être leur amour est-il beau, mais « tout ce qui est beau nous dépasse ». 

Pascal a rendez-vous avec Christine au café Le Glauque, mais elle n’est pas là. Lors d’une répétition, Sarah chante merveilleusement le Lamento della Ninfa. L’Innommable la critique, l’injurie, la renvoie. Cédric la console, lui dit qu’il agit de cette manière avec tout le monde. Sarah va prendre un café au Glauqueet croise Pascal, qui lit un livre. Ils ne se parlent pas.

Répétition. Sarah chante encore merveilleusement le Lamento della Ninfa. Cédric en pleure d’émotion. « Pas trop dégueulasse », dit l’Innommable (ce salop).

Sarah et Manuel ne passent pas Noël ensemble. Manuel offre à Sarah les poésies de Michel-Ange (celles que déclamait Pascal). Sarah a chanté pour un disque dirigé par l’Innommable, mais n’en a rien dit à Manuel. Scène onirique de passage du fleuve entre Manuel et l’Innommable. Manuel veut traverser le pont, mais il n’y a pas de pont, dit l’Innommable. Sarah, restée seule, ne peut pas dormir. 

Pascal et Christine passent Noël ensemble. Christine lui fait encore des reproches : il te faut un statut social, c’est le miroir où l’on se regarde. Ils se font un cadeau : un livre de Giordano Bruno pour elle, un disque de Monteverdi pour lui (c’est celui de Sarah). Pascal ne connaît pas Monteverdi. Ils passent la nuit ensemble. Le lendemain, émerveillé par la musique, Pascal tombe amoureux de la voix de Sarah. 

Les deux couples participent à la même soirée de nouvel an. Sarah déprimée ne veut pas danser. Elle a ressenti de la violence. « On m’a arraché mon masque, mon masque était la vérité, derrière il n’y a rien. C’est un fantôme que tu penses tenir » dit-elle à Manuel. Il l’aime, mais son corps est déjà ailleurs. On dirait qu’elle a déjà décidé d’en finir.

IV. SARAH.

Pascal arrive en retard à un rendez-vous avec sa prof. Il lui tend une feuille blanche. Il cherchait à imiter le silence de Jacques Vacher, dit-il. C’est la fin de ses études. Porte close. Il n’a rien à dire, pas envie de parler, ni d’entendre, ni de faire. Christine le quitte définitivement. C’est dans le silence que la philosophie meurt et que nait le fascisme, dit-elle.

Répétition. Sarah chante le Lamento d’Ariane sans l’avoir travaillé préalablement. L’Innommable éructe. Il confie le rôle à une autre chanteuse. Sarah s’en va. Elle passe au café Le Glauque où Pascal est présent, sans rien faire. Ils ne se parlent pas. 

Une fois de plus, on voit miroiter l’eau de la Seine. Sarah pose son sac, sa partition, et se jette dans l’eau (suicide). Détresse de Manuel. Il pleure derrière le clavecin baroque.

Pascal décide de se suicider. Il demande à la boulangère de venir dans 30 minutes éteindre le four. Il ferme la fenêtre, met le disque avec la musique de Monteverdi, ouvre le gaz, et attend la mort – sans fermer la porte complètement. Puis il change d’avis, se précipite vers la fenêtre. Le désir de vivre est plus fort. Il rit. 

Pascal traverse le pont des Arts. Il cherche à s’informer sur la chanteuse, Sarah. Qui est-elle ?

V. MANUEL.

Manuel va voir les parents de Sarah. Il a décidé de rester dans l’appartement. Les parents lui conseillent de se tourner vers l’avenir. 

Christine et Pascal se croisent dans le jardin des Tuileries. Christine a rencontré quelqu’un, agrégatif comme elle. Elle n’a pas le temps, comme d’habitude. « Peut-être faut-il toujours qu’on se sépare, pour être heureux ensemble », dit-elle à Pascal.

Spectacle de Nô. On ne voit pas le spectacle, mais les visages des spectateurs, leur fascination, leur émotion. « Un spectre arrive sur le pont ». « Il frappe le tambour céleste et danse dans la nuit d’automne ». « Apaisée, l’âme de Tenko retraverse le pont ». 

Pascal cherche à rencontrer Sarah. Il va à son domicile et rencontre Manuel, qui lui annonce sa mort. Il dit ne pas la connaître, tout en étant son ami. « On peut se tuer pour presque rien », dit Pascal. « Quand elle chantait, on entendait la tristesse qu’il y avait en elle » dit Manuel. Pascal ne veut pas voir la photo de Sarah (sa voix lui suffit). Manuel lui montre les partitions qu’on a trouvées sur le pont. Pascal les touche. « Elle a besoin de passer par une vie humaine » dit-il. « Sa musique est en nous ». C’est triste à pleurer. Manuel laisse la porte entrouverte.

Pascal va sur le pont des Arts, l’endroit où elle s’est jetée à l’eau, près du second réverbère. 

VI. LE PONT DES ARTS.

Dernière année avant l’instauration de la fête de la musique (21 juin 1982). C’est la nuit la plus courte. Pascal entre dans une église baroque. Tandis qu’il regarde les tableaux, l’Innommable joue du Frescobaldi au clavecin. Pascal était curieux de le voir. Il ne joue pas comme elle chante, sa musique n’a pas de sens. L’Innommable est homme et femme, ou ni l’un ni l’autre, il n’a pas de nom pas même le nom du Rien. 

Pascal rencontre dans la rue une chanteuse kurde. Le kurde, la langue de nulle part. Il ne sait pas ce qu’il cherche, il cherche quelqu’un, une femme qui chante, Sarah. Il revient sur le pont des Arts. Face à lui, le visage de Sarah. Il la cherchait partout, et c’est là qu’il l’a trouvée. « Ici nous sommes ensemble ». Elle dit : « Par toi je suis Sarah, c’est toi qui as entendu le rire dans ma voix ». « Il n’y a pas de lieu pour l’amour dans le monde, pas d’autre lieu qu’ici. Nous y sommes maintenant ». Il dit : « Si nous ne nous sommes pas aimés auparavant, alors mon souvenir, ce n’est rien de réel ». Elle répond : « Si, c’est ce que nous avons entendu ». « La musique nait dans le silence, elle meurt dans le silence. – Entre ces deux silences nous nous sommes connus, nous nous sommes aimés, c’est notre réalité ». « La réalité dit que je suis vivant et que tu es morte, que je suis ici et que tu es ailleurs. La réalité dit qu’il y a un fleuve entre nous. – Non, pas la réalité. C’est ce que dit l’intelligence des hommes. » « L’intelligence des hommes est sourde », dit-elle. « Ici tu m’as touchée, tu m’as serrée contre toi, tu m’as embrassée ». « Je voudrais connaître ta réalité. – Plus rien ne nous sépare ». « Je veux faire avec toi un corps unique » dit-il. Elle répond : « Nous sommes un corps unique, dans la lumière ». Alors les ombres de leurs corps se rejoignent, ils disparaissent dans la lumière. 

Il y a encore, après, une dernière scène : Manuel, solitaire, se dirige vers nous avant de se tourner vers autre chose, ailleurs. Pascal nous regarde à son tour et traverse le pont des Arts en direction de la Mazarine, tandis que nous entendons, encore une fois, le Lamento della Ninfa. À la fin, le pont reste vide, sous lui s’écoule l’eau de la Seine. Les bateaux passent. 

Analyse

Pascal est un étudiant raté et Sarah une chanteuse non reconnue. Elle est martyrisée par un chef d’orchestre homosexuel, sadique et baroqueux qu’elle surnomme l’Innommable (ici s’intercale un numéro tragico-comique de Podalydès, et aussi une sorte de satyre des Arts Florissants). Double ratage qui les associe, mais ne les réunit pas. Le film raconte une rencontre improbable, impossible, entre une morte et un vivant qui n’avaient presque aucune raison de se croiser. Pascal s’intéressait-il à la musique? Non. Il y a juste ce disque offert par une ex-petite amie avec laquelle il n’avait strictement rien de commun. Ainsi en va-t-il du don : on ne sait jamais ce qu’il produit. Pascal ne croyait pas avoir la moindre raison de vivre. Il avait décidé d’en finir, mais sans aller jusqu’au bout. Grâce à quoi? A cette musique, à ce disque. Sarah, elle, est allée jusqu’au bout : elle s’est suicidée. Pourquoi échappe-t-il, lui et seulement lui, à la mort? Peut-être parce qu’il a eu le courage de ne pas se soumettre à un enseignement mortifère (c’est-à-dire une variété de silence, comme le recommanderait Jacques Vacher, selon l’interprétation qu’en donne l’enseignante). Sa voix à lui est restée vive. Au contraire sa voix à elle a été humiliée par l’Innommable, mise en boîte, enregistrée, diffusée, etc, mais aussi transfigurée par Monteverdi, dématérialisée par le processus technique et commercial – multiples figures qui renvoient toutes à la disparition.

Avant même la scène humiliante devant son maître de chant, Sarah est déjà morte. Pas seulement déprimée, pas seulement triste, mais morte. Et plus tard quand elle chantera Le lamento d’Ariane (Monteverdi, 1608), elle ne sera pas en représentation, elle chantera d’une voix aussi merveilleuse que déjà détachée d’elle-même, redoublant le deuil de Monteverdi après la mort de sa femme en 1607 et le décès imprévu de la jeune chanteuse prodige, Caterina Martinelli, qui devait incarner le rôle. Ce n’est ni l’humiliation, ni la dépression qui l’on réduite, c’est son engagement infini. Dans le chant même, il fallait qu’elle soit absente et anonyme. Détachée de toute présence, sa voix pouvait prendre un autre sens qu’elle pressentait, mais dont elle ignorait tout. 

Partons de la scène centrale, au sens strict, vers la mi-temps chronologique du film. (Dialogue entre Manuel et Sarah, après la nuit du nouvel an 1980) – Pourquoi ne m’en parles tu pas? Il n’y a rien à dire. – Si, il y a toujours quelque chose à dire. – J’étais mal. – A cause de quoi? – A cause de la violence. – Où? – Dans les regards, dans les voix. – Je ne comprends pas. – On m’a arraché mon masque. – Pourquoi porter un masque? – Pour exister. – La vérité, n’est-ce pas mieux? – Quitter mon masque était la vérité. – Derrière, il y a toi. – Derrière il n’y a rien. C’est un fantôme que tu penses tenir. – Tu es aussi réelle que moi, moi qui suis réel je t’aime. – Tu ne sais pas où je suis. – Tu es ici, je te tiens dans mes bras. – Mon corps est déjà ailleurs. – Non. – Mon âme c’était le masque. – Non. – Et maintenant, elle aussi est ailleurs. – Ton âme est dans ton corps qui est devant moi. Je te touche de mes mains je te vois de mes yeux. – Ce que de moi on peut toucher et voir c’est quelqu’un d’autre

Le désir de Sarah était plus tourné vers le chant que vers la vie. Incapable de s’intéresser à son petit ami Manuel, pourtant charmant et aimant, elle était attirée vers un autre lieu dont elle ne pouvait rien dire. C’est ce lieu désertique, au-delà de l’être, qu’elle imaginait trouver par le suicide. Son maître de chant lui barrait le chemin, mais il était aussi d’une certaine façon l’incarnation de ce rien auquel elle aspirait. Elle savait qu’en ce lieu rien ne répondrait, sauf le silence, elle savait qu’il n’y avait rien à y découvrir, pas même un secret, mais elle ne pouvait pas renoncer à cette attirance. L’originalité du film, au-delà de la théologie négative, est de ménager, en ce lieu, la possibilité d’une rencontre. Sarah étant morte, ce n’est pas par sa voix vive qu’elle croise Pascal, c’est par l’intermédiaire d’un objet, d’un disque, capable de restituer un double de cette voix. Eugène Green est un spécialiste du baroque, il est fasciné par cette période, mais il n’est ni prêtre, ni théologien, ni compositeur : il fait des films, et ces films sont parlants, sonores. De son travail, il ne reste qu’un film, mais cela suffit pour nous émouvoir; et de Sarah, il ne reste qu’une voix enregistrée, mais cela suffit pour tomber amoureux. C’est cette voix qui reste, au-delà de la vie. 

Après le décès de Sarah, il y a dans le monde quelque chose de plus : une fabrication, un artefact, un objet. Christine fait don de cet objet à Pascal en ignorant qu’il y a derrière elle une autre donatrice, Sarah. Ce n’est qu’un simple cadeau de nouvel an, mais le voici qui outrepasse, de loin, sa fonction sociale, le voici qui réalise l’impossible : un vivant rencontre une morte. Il n’y a pas de cause à cela, pas de raison, ni la beauté du chant, ni le hasard des circonstances. S’appuyant sur certains moyens techniques et un jeu d’acteur, Eugène Green a trouvé un chemin pour figurer cet impossible. Au solstice de printemps, sur le pont des Arts, le film s’achève. Après l’image des deux ombres humaines, il n’y a plus rien, rien sauf la Seine qui continue de couler. 

Pour habiter ce film, il faut se détacher d’une certaine préciosité et sans doute aussi d’une dénonciation assez caricaturale du monde de l’art. On se réconciliera alors avec le côté bressonien des dialogues, qui procure au film une combinaison unique d’abstraction et d’émotion.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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