Doubles Vies (Olivier Assayas, 2018)

Dans l’univers vide des lieux communs où tout et n’importe quoi peut être dit, il peut surgir de l’inattendu, de l’imprévisible, du nouveau

Ça commence par une assez longue discussion entre Alain, un éditeur1 et Léonard, un romancier2 (presque dix minutes), dont la compagne, qui se nomme Valérie3, exerce le métier d’assistante parlementaire auprès d’un politique qui, pour une fois, n’est pas antipathique. Alain rejoint son épouse Selena4 (une actrice qui trompe son mari pour Léonard) et le film continue par une grande discussion sur l’art, l’Internet, la gratuité, l’édition, etc. Toutes les opinions y passent. Laure5 (maîtresse d’Alain, qui par ailleurs vit avec une femme) est pour, tandis que que Selena est plus conservatrice, elle est contre toutes ces innovations. Puis ça continue avec une petite algarade de couple entre Léonard et Valérie, une conversation entre Alain, qui veut faire passer sa boîte au numérique, et Laure, la spécialiste du numérique (il ne lui dit pas qu’il est sur le point de la virer). Nouveau déluge de banalités. Après, on voit Selena jouer son rôle dans sa série. Elle sait qu’Alain la trompe mais au fond ça n’a pas d’importance, d’ailleurs elle aussi trompe Alain. Puis Leonard apprend que son ex-femme (Solange) l’accuse de révéler sa vie privée. Polémique sur la toile, débat dans une librairie, nouvel afflux de lieux communs. Puis conversation de café du commerce dans un café (j’en passe). Puis Alain et Laure au lit (elle est nue bien sûr). Discussion d’après baise. (Pour discuter, on s’habille). Puis un colloque, L’édition à l’heure du numérique. Public clairsemé et idées simples, une affaire qui se termine encore au lit (nudité encore, c’est fatal). On se retrouve ensuite dans un appartement, on parle de politique, on aligne les banalités (il y en a beaucoup comme ça, le film dure presque deux heures). 

Ça continue. Léonard et Valérie discutent politique, elle a compris qu’il la trompait. Alain apprend que ses actionnaires veulent vendre la maison d’édition qu’il dirige. L’édition va-t-elle basculer dans le numérique, ou non ? On n’en sait rien. Ça change tout le temps. Alain n’y comprend rien, et d’ailleurs il ne comprend rien non plus à sa femme, qui couche avec Léonard et qui est déguisée sous un autre nom dans le dernier roman dudit Léonard. Alain couche encore avec Laure (qui montre encore ses seins), nouvelle discussion vide sur le marketing de la maison d’édition. Laure parle beaucoup, mais finalement n’a pas d’avis. Léonard offre son livre, Point final, enfin publié, à Selena. Point final de quoi ? De leur relation. La seule chose, c’est qu’elle ne veut pas qu’il en fasse un film (et bien sûr il se dépêchera de le faire au nom de l’auto-fiction). Léonard est invité à la maison de la radio, on l’agresse comme toujours. David se fait photographier à poil au bois de Boulogne. Leonard avoue qu’il a une histoire en-dehors du couple. Valérie le savait déjà, mais elle ne savait pas avec qui. 

Dans la scène finale, ils se retrouvent à quatre dans le midi. Belle maison face à la mer, avec barbecue. Seul Alain ignore que Léonard a couché avec sa femme Selena. Celle-ci va passer de la série télé à Phèdre. Nouvelle discussion creuse sur les e-books. Valérie annonce à Léonard qu’elle est enceinte de trois mois. C’est un miracle dit Léonard. Non, un miracle c’est ce qui n’existe pas, dit Valérie, et c’est réel. Léonard avoue être heureux, Valérie elle aussi est heureuse, ils sont sincères tous les deux.

Ces discussions interminables sur les technologies, la concurrence du papier et du digital, du durable et de l’immédiat, de la presse traditionnelle et des réseaux, de la culture noble et de l’économie de marché, etc., finissent par se neutraliser. On ne sait plus ce qui s’oppose à quoi, ce qui se distingue de quoi. C’est un monde avant toute distinction (la khôra de Platon). L’avenir est impénétrable et les enjeux brouillés. Le film montre cette confusion générale et, en la montrant, il tente de faire exception, il voudrait que cette exception soit la plus banale, la plus naïve. Là où toutes les vies sont doubles, le film choisit de montrer de la façon la plus littérale que de la confusion en acte, du chaos des paroles, peut naître la chose la plus simple (l’amour). Il encourage le spectateur à s’installer lui aussi dans la position de Léonard et de Valérie : un certain degré de naïveté. Ce n’est pas qu’il se fasse des illusions, c’est qu’il se donne le droit de prendre le film tel qu’il est, tel qu’il se présente. Les conversations ne veulent rien dire, mais après tout on peut admettre que le film veuille dire ce qu’il veut dire, sans plus, sans fioritures et ce qu’il veut dire, c’est qu’au bout du chemin on peut toujours revenir vers la simplicité.

Le statut de Léonard et Valérie est étrange : ils sont des exceptions, mais des exceptions normatives (être honnête, ne raconter que ce qu’on a vécu, faire ce qu’on dit, se marier, avoir des enfants). Une exception normative est-elle encore une exception ? Une norme qui vient mettre un point d’arrêt à une autre norme encore plus normative, est-ce une norme ou une exception ? Ici l’exception est incarnée par la seule actrice qu’on pourrait dire débutante, c’est-à-dire pas encore connue du public. En nous noyant sous un flot de vérités contradictoires et de situations invraisemblables, Olivier Assayas fait ressortir l’élement du vivant le plus élémentaire et surtout : le plus imprévisible. Le couple se croyait stérile, il ne s’y attendait pas. Tout se passe comme si quelque chose ou quelqu’un, un démiurge, était passé par là. 

C’est ici qu’il faut faire intervenir la comédie, car tout ça n’est évidemment pas sérieux. C’est une vaste fumisterie, un vaudeville sans grivoiserie ni rebondissement et un portrait fantasque du monde de l’édition, sans souci de réalisme ni de critique intellectuelle ou sociale. Ceux qui cherchent dans ce film une satire de ce milieu sont passés à côté. Ils n’ont ni vu ni entendu l’éclat de rire qui, à la manière d’un certain Joker, se transforme en petite graine dans l’utérus de Valérie (voir image ci-dessus). Sous cet angle ce n’est peut-être pas un hasard si la rencontre s’est faite entre un romancier et une assistante parlementaire – entre un lieu où l’on peut tout dire (tout ou n’importe quoi) et un autre où tout est à faire. 

  1. Interprété par Guillaume Canet, patron au regard séducteur. ↩︎
  2. Interprété par Vincent Macaigne. ↩︎
  3. Interprétée par Nora Hamzawi. ↩︎
  4. Interprétée par Juliette Binoche. ↩︎
  5. Interprétée par Christa Théret. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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