La Bête (Bertrand Bonello, 2024)

En-deçà du désir d’amour usuel, rassurant, un autre amour pourrait faire irruption : archaïque, effrayant, catastrophique, et pire encore : aussi dangereux que la mort

Ce film tire son titre de la nouvelle La Bête dans la jungle, de Henry James, que Marguerite Duras a adaptée pour le théâtre et le cinéma (cf le film La Bête dans la Jungle, de Benoît Jacquot), et qui a aussi inspiré à Patric Chiha1 un autre film sorti la même année 2024 : La Bête dans la Jungle. La nouvelle, datée de 1903, raconte l’histoire d’un homme, John Marcher, et d’une femme, May Bartram, qui vivent une aventure dont ils ne savent presque rien. Cette aventure dangereuse, effrayante, virtuellement catastrophique, est pressentie au départ par John, qui la qualifie de bête dans la jungle, une métaphore qui restera mystérieuse jusqu’au bout. Plus le temps passe, et plus le couple se rend compte que la catastrophe réside dans leur propre relation, leur dialogue privé, dépourvu d’expression sociale et de consommation sexuelle (May est mariée, et John a des relations par ailleurs). Elle s’achève avec la mort de May, sans que l’énigme ait été véritablement éclaircie. Faite de multiples conversations, de complicité, d’amitié, cette relation peut être qualifiée d’amoureuse, mais il s’agit d’un amour resté inavoué, enfoui, crypté, inaccessible. John survit à May et s’effondre sur sa tombe, face contre terre. Peut-être se sent-il coupable de l’avoir entraînée dans cette relation sans avenir, sans issue positive.

Bertrand Bonello distribue l’aventure entre les deux mêmes personnages sur trois dates : 2044 (le présent de l’histoire), 2014 et 1910. Identiques et différents dans le temps, ils ne portent pas le même nom que dans la nouvelle : Louis Lewanski remplace John Marcher et Gabrielle Monnier remplace May Bartram. Le réalisateur fait porter le pressentiment initial de La Bête par la femme, Gabrielle, tandis que dans le texte d’Henry James, c’est l’homme, John2, qui en avait eu la révélation en premier. En conséquence c’est Léa Seydoux3, l’actrice, son corps, son visage, ses pensées, ses affects, qui focalise l’attention dans la plus grande partie du film4. C’est elle qui aura pressenti la catastrophe, c’est elle qui l’aura communiquée à l’autre personnage, et c’est elle qui, au final, mettra sa vie en jeu pour l’arrêter. La présence physique de Léa Seydoux, avec son visage rond, encore un peu infantile, habite tout le film. Les séquences temporelles se mêlent, s’interpénètrent, la première (1910) étant la plus proche, par son contenu, de la nouvelle d’Henry James5. Le titre La bête dans le jungle étant réduit à un seul mot La bête, la jungle ne disparait pas, mais se démultiplie dans le temps et dans l’espace. En 2014 et 2044, Gabrielle survit dans un univers dur, sauvage. Après l’Angleterre, elle voyage entre Paris et l’Amérique de Los Angeles. Les personnages sont confrontés, eux aussi, à La Bête. Quelle bête ? Est-ce toujours la même, celle de l’amour insu, ou une autre Bête en fonction des contextes variables, dans le temps et l’espace (insécurité en 2010, intelligence artificielle en 2044) ? En tout cas trois fois, dans trois temps différents, Gabrielle semble mourir.

Qu’un film basé sur les souvenirs multiplie les citations ne devrait pas surprendre. Le film commence en 1910, une époque où Henry James était encore vivant. Gabrielle6 et Louis pensent avoir un souvenir en commun. Ce souvenir est-il réel ou simplement le produit de leur conversation ? Se sont-ils vraiment rencontrés auparavant, ou le croient-ils tous deux pour justifier leur attirance ? Ils en discutent, sans vraiment trancher la question. Plus ils parlent, et plus le souvenir se précise. Louis le raconte en premier, mais Gabrielle lui explique que ça n’est pas ça(pas à Rome, mais à Naples, pas il y a huit ans, mais il y a dix ans). Ils découvrent a posteriori qu’ils se connaissaient déjà. Mémoire violente, incertaine. Ils trouvent des appuis provisoires sur ce souvenir qui n’est pas un vrai souvenir mais plutôt un archi-souvenir, autre chose qu’un souvenir-écran car renvoyant à ce qui, encore plus ancien, pourrait être inventé au fur et à mesure. Gabrielle parle d’une découverte faite par les archéologues à Pompéi. C’est une histoire de traces, de strates. « En fin de compte, vous ne vous souveniez pas du tout n’est-ce pas. – Je me souvenais de vous, de votre visage, votre voix. » « Aucun événement n’a eu lieu ce jour-là » avoue-t-il en inventant encore quelque chose. Elle lui a fait une confidence, une chose secrète, qu’il ne répètera jamais. Depuis toujours, elle a au plus profond d’elle-même la conviction d’être réservée à un destin rare et mystérieux, qui la détruira sans doute complètement quand elle surviendra. Quelle est cette chose terrible ? Bonello suggère que la catastrophe peut être décalée dans le temps. Annoncée en 1910, elle n’arrivera peut-être qu’en 2014 ou 2044 (ou plus tard).

Gabrielle Monnier est mariée, elle aime son mari, ne voudrait pas s’en séparer, mais s’en sépare quand même. Pourquoi ? Avançons une hypothèse : elle est prise avec Louis dans un autre genre d’amour, complètement différent de l’amour courant, qui surgit de manière imprévisible comme un événement dangereux, une catastrophe, une nécessité redoutable et incontrôlable. Cet amour, je l’appelle archi-amour. S’il est intemporel comme l’inconscient, il n’est pas étonnant qu’il se répartisse en plusieurs périodes : le présent de la dystopie (2044) et deux moments passés, 1910 et 2014 (moments traumatiques qui reviennent dans les rêves, les fantasmes). Ces périodes sont distinctes mais, en tant que réminiscences, elles ne le sont pas. Elles se chevauchent, se complètent et se contredisent. Gabrielle Monnier semble plus jeune en 2044 qu’en 1910. Elle se survit à elle-même un siècle plus tard, après avoir vécu à l’époque de Henry James. Le temps ne s’écoule pas normalement, il prend des chemins détournés que seules les voyantes peuvent déceler, ici et maintenant. L’archi-amour n’est jamais le même, il change à chaque période, avec pour seul point commun la bête. Il fait irruption comme un pigeon dans un appartement, sans prévenir. Comme toutes les catastrophes, il peut survenir à tout moment ou pas, il peut prendre la forme d’une inondation, d’un incendie ou d’un tremblement de terre, d’un algorithme ou d’un lavage de cerveau. On peut y résister, s’y noyer, mais on n’y échappe pas. Il est imminent, menaçant, et aussi très lointain. Il est désiré et aussi évité à tout prix. Le mari légitime de Gabrielle multiplie les marques d’affection, il défend la stabilité, la logique, mais l’archi-amour est incompréhensible, intraduisible. Il ne parle pas sa langue, mais deux langues différentes, comme Gabrielle et Louis, qui se comprennent malgré l’écart de langue maternelle. Une pianiste peut jouer du Schönberg, elle peut être émue par cette partition sans y rien comprendre. Il en va de même pour l’archi-amour. Immaîtrisable, il suscite un aveu d’impuissance. 

Selon Bertrand Bonello dans son dossier de presse, le présent de l’histoire se situe en 2044, une époque où la prévalence de l’Intelligence Artificielle élimine les affects. Les sentiments s’exprimaient encore en 19107, en 2014 ils étaient refoulés8, mais en 2044 il faut y renoncer complètement. On circule dans des avenues désertes, déshumanisées, le visage caché par un masque. En l’absence de lien social, chaque personne ne dialogue qu’avec un interlocuteur unique : une voix off fabriquée par une machine invisible, qui invite à la purification dans un bain recouvert d’un linceul noir. Gabrielle incarne la résistance à cette évolution : elle cherche, en 2044, à retrouver ses émotions passées, ses souvenirs. Elle se souvient de la catastrophe de 1910 (la crue à Paris), de celle de 2014 (l’irruption de l’Internet), mais Louis n’y arrive pas, il a trop peur, il finit absorbé dans l’économie nouvelle de l’algorithme. Dans la nouvelle de James, la femme, May Bartram, disparaissait en laissant l’homme, John Marcher, dans sa solitude. Dans le film de Bonello, c’est l’homme, Louis Lewanski, qui finit par perdre son humanité, laissant la femme, Gabrielle Monnier, dans le désespoir. Dans cette partie, Léa Seydoux ne cesse de pleurer. Ses larmes sont l’incarnation charnelle de la catastrophe.

Dans la scène d’introduction, sur fond vert, Léa Seydoux saisit un couteau puis hurle à l’approche d’un danger invisible, indéterminé, qui sera ultérieurement ajouté en incrustation dans la scène. Dans la nouvelle d’Henry James, il n’y a jamais d’incrustation. Le danger, nommé La bête, reste imprécis, effacé. En mentionnant plusieurs fois l’opéra de Puccini9, Madame Butterfly, Bertrand Bonello insiste sur le sentiment de perte, d’anéantissement, de l’héroïne, après qu’elle ait été séparée de son père et de sa famille, privée de son identité et aussi de son amour. Cio-Cio-san n’a jamais vécu d’amour concret, elle est toujours restée dans son espoir, son fantasme. Un tel effacement typique de l’archi-amour est peut-être ce qui nous attend, plus tard. Ne se concrétisant jamais, il suppose l’acceptation, a priori, d’un Je suis mort qui prévaut sur toutes les autres considérations. Dans le film La Bête, cet effacement revient à chaque période. Trois fois, on assiste à la destruction ou la mise à mort de l’individu social, familial, humain, au nom d’une autre sensibilité inconnue, catastrophique.

  • En 1910, Gabrielle est partagée entre deux amours distincts. Elle se défile devant son mari qui veut lui dire quelque chose. Ils s’aiment sincèrement, et pourtant la catastrophe est là. Cette période du film se termine par un engloutissement dans l’eau, qui est aussi un engloutissement des sentiments. Le débordement de la Seine vient de l’extérieur, on ne peut rien y changer, et pourtant il vient aussi de l’intérieur sous forme d’angoisse, de pressentiment. Un pigeon dans la chambre l’avait annoncé, et aussi la voyante. « Un jour, j’ai quitté mon mari pour cet homme » dira-t-elle en 2044, sans savoir si elle a eu raison. L’amour s’était déplacé vers Louis, elle avait tendu la main, accepté provisoirement d’être touchée (désolée, je ne peux pas, je ne veux pas). Ils se sont enfuis par la galerie d’en-dessous, ils ont nagé sous l’eau, Louis s’est noyé le premier, et elle après, juste avant que le mari ne lise sa lettre d’adieu. Entre le désir de mort et la catastrophe, on ne sait pas qui a commencé.
  • En 2014. Elle est en Californie, elle garde une maison. Elle s’ennuie prodigieusement, se présente à un concours de mannequin. Elle n’a ni mari, ni petit ami, seulement l’Internet pour compagnon. Dehors, Louis Lewanski est un homme frustré qui en veut à toutes les femmes qui n’ont pas couché avec lui. Le pigeon se présente (mauvais présage), la terre tremble, autre catastrophe venue de l’extérieur. Elle est attirée par le gars, rêve d’amour avec lui. Il a peur, n’ose pas. Elle lui ouvre la porte, insiste, répète : « Trust me », « Come here my love », mais ne réussit pas à l’empêcher. Il tire, elle vit et revit sa propre mort. Répétant l’engloutissement de 1910, ils disparaissent tous les deux.
  • En 2044, Gabrielle ne dialogue pas avec un humain, mais avec une machine (c’est le début du film, et aussi sa fin). Les souvenirs de 1910 et 2014 lui reviennent, indissociables de ses désirs, de ses affects, que la machine voudrait effacer. Elle se souvient des événements passés, y compris sa propre mort. On lui envoie une femme-robot. Pour retrouver Louis, elle revient dans le dancing vide10. Il est là, ils se sourient. Il a écouté Madame Butterfly en entier. C’est magnifique. Elle voudrait lui dire quelque chose. « Est-ce que tu veux danser avec moi ? » Ils dansent au son de la chanson Evergreen11, qui l’avait émue aux larmes. Il lui annonce fièrement qu’il a trouvé du travail. Elle comprend immédiatement : il a été purifié, il n’a plus de sentiments. Elle dit « Je t’aime » mais se met à pleurer. C’est fini. Elle l’a perdu, lui aussi. Il est mort pour elle. C’est comme s’il était dans la tombe, comme si elle avait la face contre terre, comme dans la nouvelle de Henry James. Pour la troisième fois, elle peut dire : Je suis morte.

Le film est construit sur un parallèle entre la tragédie de l’archi-amour, toujours présent mais ne se concrétisant que par une catastrophe, et la tragédie moderne ou post-moderne, qui accumule tous les moyens de bien vivre, toujours présents mais conduisant, eux aussi, à la catastrophe.

  1. Gaspar Uliel, décédé le 19 janvier 2022 dans un accident de ski, avait été pressenti pour jouer le rôle de John dans La Bête dans la Jungle de Patric Chiha, et également pour jouer le rôle de Louis dans La Bête de Bertrand Bonello. Peut-être est-il possible d’imaginer son spectre dans les deux films. ↩︎
  2. Interprété par George MacKay. ↩︎
  3. Léa Seydoux joue également le principal rôle féminin dans Les Crimes du futur (David Cronenberg, 2022), un film où son corps occupe aussi une place centrale. ↩︎
  4. Pour Bertrand Bonello, ce film est aussi « un documentaire sur une actrice », une femme qui, derrière la caméra, sait rester mystérieuse. Le prologue sur fond vert souligne la place unique de Léa Seydoux dans l’histoire. ↩︎
  5. Tandis que Patric Chiha, qui situe son récit en un seul lieu, une boîte de nuit, y est resté beaucoup plus fidèle. ↩︎
  6. Ce prénom peut rappeler le film de Patrice Chéreau Gabrielle (2005), où il est aussi question de l’échec d’un amour. ↩︎
  7. Une époque tournée en 35mm, car l’époque est encore douce, charnelle, lumineuse. ↩︎
  8. Le personnage de Louis est inspiré par Elliot Rodger, un serial-killer qui exprimait sa misogynie sur Youtube. La différence, c’est que Rodger a vraiment tué des femmes. ↩︎
  9. L’opéra de Giaccomo Puccini a été représenté pour la première fois à la Scala de Milan le 17 février 1904, à l’époque où la nouvelle de Henry James a été publiée. Dans le film, Louis et Gabriel assistent à cet opéra, mais partent avant la fin, avant le suicide de Cio-Cio-san. ↩︎
  10. Ce qui rappelle le film de Patric Chiha, La Bête dans la Jungle↩︎
  11. Chanson composée par Barbra Streisand pour le remake du film Une étoile est née (Frank Pierson, 1976), avec des paroles écrites par Paul Williams. ↩︎
Vues : 7

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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