Nosferatu, symphonie de l’horreur (Friedrich Wilhelm Murnau, 1922)

Pour sauver la ville de la mort, il faut renoncer à l’amour conjugal pour une autre alliance, mystérieuse, un autre réseau d’allégeance
Il est remarquable que Murnau ait donné pour titre complet à ce film Nosferatu, eine Symphonie des Graunes (Nosferatu, une symphonie d’horreur, ou une symphonie de l’horreur), plutôt que Nosferatu le vampire, comme on l’a traduit en français de la façon la plus plate. Parler de symphonie suppose une certaine concordance, voire une harmonie entre différents protagonistes, d’un côté Ellen et Thomas Hutter, le couple principal, et d’un autre côté, le comte Orlok dit Nosferatu1 et son représentant sur place, Knock, qui n’est autre que le notaire pour lequel travaille Thomas Hutter. Ces quatre personnages communiquent entre eux, ils s’entendent et se répondent sur un mode immatériel, direct. Ils n’ont besoin ni de téléphone ni de messager pour être toujours en contact, en liaison invisible, dans une langue intime pour le couple et secrète pour Orlok et Knock. Entre Ellen et Thomas, l’amour est surtout spirituel2. Même éloignés de centaines de kilomètres (ou quatre semaines de voyage à cheval), ils restent unis. En laissant Orlok voir le portrait de sa femme, Thomas contribue à créer une sorte de passerelle entre le vampire et Ellen. Celle-ci perçoit immédiatement la présence de Nosferatu. Quand Orlok ensorcelle l’un, l’autre est aussi ensorcelé. Les cauchemars d’Ellen, son somnambulisme, sont liés aux cauchemars de Thomas déclenchés par sa relation avec Orlok. Thomas est parti dans les Carpates pour gagner un peu d’argent, mais l’ombre portée sur lui par Nosferatu l’envoûte et envoûte en même temps, dans le même mouvement, Ellen. Ce réseau de relations qui renvoie à l’alchimie, l’occultisme, produit une résonance singulière, de nature musicale et mystérieuse. À la circulation du sang s’ajoute une autre circulation, impalpable.
Quand, à la fin du film, Ellen décide de sauver la ville de Wismar en neutralisant Nosferatu, elle doit rompre tous les éléments de cette harmonie maléfique, y compris son amour pour Thomas. Elle choisit la délivrance de la cité plutôt que la perpétuation de son mariage. La peste est vaincue, mais la mort ne l’est pas pour Ellen qui rejoint, dans une alliance avec le néant, le Comte Orlok. Au nom du retour de la paix, elle aura dû se sacrifier et sacrifier son mariage, détruire une union qui aura été un facteur décisif de la symphonie de l’horreur. D’un côté, Ellen est une victime car elle n’a pris aucune initiative pour déclencher les événements3, ce qui lui confère la pureté nécessaire à la réussite du sacrifice. Mais d’un autre côté, il aura fallu qu’elle soit attirée par Nosferatu pour devenir capable d’accomplir un tel geste. Sans cet attrait, son somnambulisme considéré par les médecins comme une maladie, une folie, n’aurait jamais eu lieu. Si son désir n’avait pas été impliqué, elle n’aurait pas pu communiquer avec Nosferatu, et elle n’aurait pas mérité la mort.
Les sources d’Abraham Stoker (1847-1912) pour écrire son livre ont été folkloriques (les vampires), littéraires ou géographiques (la Roumanie, son histoire, ses traditions), mais il en va différemment pour le producteur du film, Albin Grau (1884-1971), qui était un franc-maçon4tourné vers l’occultisme. C’est lui qui a eu l’idée de réaliser ce film dans le cours de la première guerre mondiale5, et c’est aussi lui qui a introduit sa dimension ésotérique : le contrat crypté entre le comte Orlok et le notaire Knock, l’alchimie du professeur Bulwer, etc. Le sacrement chrétien du mariage, spirituel mais aussi physique (orienté vers la famille, la procréation), se révèle moins puissant qu’un autre sacrement, mystique, scellée par l’échange de sang. L’union conjugale entre Ellen et Thomas ne résiste pas à la contamination par le vampire. Avec la multiplication de ce type de film dans les décennies qui suivent, d’autres significations seront données à cette autre alliance, mais en 1922, après la grande guerre, c’est la fatalité de la maladie et de la mort (la pulsion de mort) qui domine. Il faut qu’Ellen meure dans les bras de Thomas pour que celui-ci finisse par guérir et survivre. Le film multiplie les images d’absorption de corps vivants par d’autres : mouche gobée par une plante carnivore, polype transparent qui ressemble à un fantôme, araignées se nourrissant de leurs victimes, rats qui répandent la peste, hyène effrayant des chevaux à la veille de la Saint-Georges. Thomas compare les morsures de Nosferatu à des piqures de moustiques, et le bateau qui arrive vers le port avance seul, dépourvu de capitaine. La culture en général est débordée, et seuls ceux qui acceptent de prendre part à l’autre logique peuvent avoir une influence.
Dans ce contexte Ellen n’est pas une victime : c’est une avant-garde. Le cri de Storck sous l’influence d’Orlok : « Blood is Life! Blood is life! » annonce une autre civilisation. Quand Ellen clame, somnambule : « Je dois aller vers lui, il vient », elle ne se réfère pas seulement à Nosferatu, et le chant du coq qui précède immédiatement sa mort annonce autre chose, encore indéfini – mais que nous pouvons, aujourd’hui, un peu mieux décrire : un monde où l’humain ne peut plus se dissocier des autres vivants et des non-vivants. De toutes les versions de Nosferatu, la première (1922) est la plus actuelle. Alors que le film de Werner Herzog (1979) est axé sur la question de la mort et celui de Robert Eggers (2024) sur l’emprise, celui de Henry Galeen (scénariste), Albin Grau (producteur) et F. W. Murnau anticipe avec un siècle d’avance les impasses « humanistes » de la modernité. Henri Langlois disait de ce film qu’il était « le film muet par excellence » – muet car, un siècle plus tard, on ne sait encore rien dire de ce qu’il annonce.
- Interprété par Max Schreck. ↩︎
- On peut comparer leur histoire de séparation et d’amour à celle que Murnau décrira plus tard dans Aurore (1927). ↩︎
- Dans le Nosferatu de Robert Eggers, son désir sexuel est dès le départ lié à la présence du vampire. ↩︎
- Sous le nom de Master Pacitius, il était membre de la Fraternitas Saturni. En 1936, il a émigré en Suisse pour fuir la répression nazie. ↩︎
- Il a créé un studio, Prana Films, qui a fait faillite lorsqu’on s’est rendu compte qu’il avait utilisé le livre de Bram Stoker, Dracula, sans avoir acheté les droits. ↩︎