Nosferatu (Robert Eggers, 2024)

Tomber sous emprise est une malédiction dont on ne peut s’extraire qu’en y sacrifiant ce qui, au fond de soi, y adhérait

On voit Ellen1 en pleurs. Elle prie : « Viens à moi, viens à moi, l’ange gardien, l’esprit de réconfort, esprit des espaces célestes, quoi qu’il en soit, entends mon appel, viens à moi ». L’esprit répond, en langue étrangère (le dace2) : « toi, tu m’as éveillé d’une éternité de ténèbres, toi, toi, tu n’appartiens pas au monde des vivants, tu n’appartiens pas au monde des hommes, et tu seras mienne à tout jamais, le promets tu ? » Depuis l’extérieur de la maison, elle dit : « Je le jure ». La traduction ne lui pose aucun problème, elle a compris la langue étrangère. Elle respire bruyamment, perd haleine, un spasme la secoue, son corps se tend entre l’hystérie et le rapport sexuel. Des années plus tard, elle se réveille dans l’angoisse. Elle ne peut pas ignorer que par son mariage avec Thomas Hutter elle a renié sa parole. La faute vient d’elle, c’est elle la responsable de ce qui va arriver, et c’est elle qui devra en réparer les conséquences. Dans cette scène qui précède le générique, l’initiative vient de la jeune femme. Elle implore, elle sollicite la venue d’un protecteur (masculin). Son appel est si intense, son désir si puissant qu’il peut, littéralement, réveiller les morts. Dans la logique de ce récit, l’emprise du comte Orlok/Nosferatu3 ne vient pas de lui, mais d’elle. Il ne fait que saisir l’occasion. C’est elle qui l’attire dans la petite ville de Wisborg, dans l’Allemagne civilisée, alors que le corps du Comte est enfermé chaque jour dans son cercueil par les gitans des Carpates, plus réalistes qu’elle et son époux Thomas. Elle ne le connait pas, n’a jamais entendu parler de lui, mais elle sait qu’il est le seul à pouvoir répondre à son appel. C’est lui qui dicte à distance les cauchemars horribles, inracontables, qui la réveillent la nuit. Elle tente d’échapper à cette charge psychique qui l’obsède, mais elle n’y arrive pas. Horrifiée par ses propres rêves où toute sa famille est massacrée, elle n’est pas tout à fait résignée, elle se prépare sans le savoir à la résistance et au sacrifice.

On peut interpréter ce film à partir de la question de l’emprise, largement discutée aujourd’hui sous l’influence du mouvement #MeToo. Une jeune fille semble se mettre volontairement dans la dépendance d’un vieil homme qui l’oblige à l’obéissance et la fidélité. Elle accepte sur le moment puis change d’avis, résiste et finit par se débarrasser à tout prix de l’homme, l’exécuter (physiquement dans le film, médiatiquement et judiciairement aujourd’hui) non sans difficulté venant de la société mais aussi d’elle-même, car la destruction de l’emprise est un parcours complexe où elle s’abîme, s’auto-sacrifie. On pense à Judith Godrèche, Adèle Haenel ou d’autres qui semblent s’être avancées en direction de leur persécuteur, avant de se rétracter. Il faut pour cela qu’elles aient avancé en âge, qu’elles aient renoncé aux fantaisies sur lesquelles l’homme s’appuyait pour s’assurer de leur complicité. S’en débarrasser n’est pas simple, c’est une mutation, un changement de peau. Si l’on prend au sérieux le film de Robert Eggers, la fille saisie, voire possédée par le démon, élimine cette possession en l’accomplissant. Pour qu’il meure, il faut qu’elle meure aussi. En délivrant son époux Thomas de la malédiction et sa ville de la peste, Ellen expie sa faute. Du point de vue féministe, ce dénouement est insupportable car il obscurcit l’opposition entre victime et coupable mais du point de vue de l’analyse des fantasmes, il souligne le positionnement ambigu de la personne sous emprise. Dans le film de Eggers, la jeune femme se sacrifie complètement, tandis que dans la vie d’aujourd’hui, elle ne sacrifie qu’une part d’elle-même, celle qui autrefois, dans un autre monde (l’enfance, l’adolescence), s’est laissée entraîner dans la dépendance. Mais la lutte contre une emprise répudiée, révolue, proscrite, reste douloureuse, chargée de larmes et de haine. Malgré tout, la fille sous emprise n’est pas étrangère, c’est soi-même.

Tomber sous emprise, c’est aussi échapper à la famille, au chez soi, au mariage. C’est préférer un parcours initiatique, un engouement rêvé ou une sexualité d’exception, hors norme, au petit copain de son âge ou au devoir conjugal – un thème courant au cinéma et insistant dans le film, à travers le contraste entre Anna, bonne épouse et mère de famille, et Ellen, tournée vers un fantasme venu d’ailleurs4. La singularité du film, c’est que cette orientation n’apporte pas la honte à la ville, mais le salut. Ellen est la personnalité pharmacologique (ou amphibologique selon un autre vocabulaire) qui à la fois attire et guérit du mal. Sans elle, le médecin partisan des méthodes « scientifiques » de l’époque (1838)5 et l’entrepreneur moderniste auraient raison, les démons n’existeraient pas. Appuyée par l’alchimiste Albin Eberhart von Franz6, elle démontre au contraire que les démons existent. Le monde n’est pas rationnel ni pacifique, mais sanglant et guerrier. Sa folie est une lucidité. Le savant alchimiste partage son ambivalence : il croit aux démons tout en organisant la riposte. Pour sauver la société, il sait qu’il faut sacrifier celle dont il sait qu’elle dit la vérité. Il survivra, ainsi que les deux maris endeuillés, Friedrich Harding et Thomas Hutte, tandis que les femmes et les filles n’auront pas cette chance. La rédemption passe par la liquidation de la puissance féminine.

Il y a dans cette logique sacrificielle un certain degré d’inspiration chrétienne : une pécheresse se sacrifie pour le bien de tous, et un certain degré d’inspiration anti-chrétienne : cette pécheresse est à l’origine du mal qu’elle combat. Contrairement à la servilité obséquieuse de Herr Knock7reniée par Nosferatu, l’adhésion d’Ellen n’est ni soumise (l’obéissance) ni idéologique (le mal), elle est sexuelle. Quand Thomas s’en rend compte, il la prend brutalement – prolongeant la nuit de noces dont on sent qu’elle avait été plutôt chaste, mais ça ne change rien. Cet homme doux, attentionné, est un objet d’amour, un futur père, mais pas un objet sexuel. Dans ce moment de perte de contrôle, de désubjectivation et de désidentification, le sexuel n’est plus balisé par la régulation sociale (mariage, consentement), mais sauvage, violent, nocturne. La morale aura toujours réprouvé ces moments de relâchement, y compris à notre époque où même la psychanalyse finit par répudier la centralité du sexe. À l’origine de la faute, le sexe est aussi purificateur. Au lever du jour, Nosferatu, qui n’a pas rejoint à temps son tombeau, meurt – mais la spécificité du vampire8, c’est qu’un autre désir, aussi puissant que celui d’Ellen, pourra le faire revivre. 

  1. Interprétée par Lily-Rose Depp. ↩︎
  2. Wikipedia : « Le dace (dit « gète » par les Grecs) est une langue morte du groupe centum des langues paléo-balkaniques de l’antiquité, qui reste très peu connue en raison de l’absence de tout document écrit ». Pour le film, un consultant roumain, Florin Lazarescu, a inventé une langue. ↩︎
  3. Interprété par Bill Skarsgård, le frère d’Alexander Skarsgård, le viking de The Northman (Robert Eggers, 2022). ↩︎
  4. Thomas offre un bouquet de lilas à Ellen avant son voyage dans les Carpathes. C’est un symbole d’amour et de dévotion, qu’elle jette par terre. ↩︎
  5. Interprété par Ralph Ineson, qui jouait déjà le patriarche puritain dans The Witch (Robert Eggers, 2015). ↩︎
  6. Interprété par Willem Dafoe. ↩︎
  7. Interprété par Simon McBurney. ↩︎
  8. Bram Stoker croyait qu’en ancien roumain, Nosferatu signifiait « non mort ». Selon le professeur von Franz, il n’est pas le mal, il est la mort elle-même. Une étymologie plus exacte traduit Nosferatu par offensant, insupportable. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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