Ma Vie Ma Gueule (Sophie Fillières, 2024)

Je n’ai rien d’autre à transmettre que ma singularité, ma personnalité, en tant qu’elle est unique, insubstituable
En portant ses vêtements et ses bijoux, en copiant ses expressions et sa voix, l’actrice Agnès Jaoui s’identifie, sous le nom de Barberie Bichette, à une Sophie Fillières de fiction qui ressemble probablement d’assez près à la vraie Sophie Fillières1, décédée le 31 juillet 2023 à l’âge de 58 ans à l’issue du tournage de ce film qui est le dernier, l’ultime de la réalisatrice qui s’efforce, malgré la fin qui approche, de ne pas faire par anticipation le deuil d’elle-même, mais qui le fait quand même, par la force des choses. En attendant elle est en errance, détachée du monde et/ou de quasiment tous ses liens sociaux sauf ses enfants Junior et Rose dont elle va emporter avec elle les passeports dans son dernier voyage vers une zone quasiment vide (en tout cas vide d’arbres) des Highlands écossais2. Cette histoire de passeports est l’une des énigmes du film. Pourquoi doit-elle partir avec les documents d’identité de ses enfants ? Pourquoi doit-elle s’en aller seule, sans eux, alors qu’ils avaient prévu de l’accompagner dans ce voyage ? Et pourquoi ne protestent-ils pas lorsque, sans se soucier de ses propres bagages, elle n’emporte rien d’autre que ces restes-là, ces scories d’une vie d’avant ? Pour que les descendants-vivants puissent vivre leur vie, il faut que les ascendants-fantômes3 ne leur enlèvent que des documents administratifs, des éléments généalogiques ou identitaires desséchés, glacials.
Le film est fait pour qu’on n’oublie pas Sophie Fillières, c’est-à-dire qu’on ne fasse pas comme Barberie Bichette qui oublie Bertrand Blanc (que des B), son petit copain d’enfance de l’époque où elle passait ses vacances chez ses grands-parents qui, lui, se souvient de tous les détails de leur amitié d’alors. Elle commence par trouver l’amnésie normale, naturelle, mais se rend compte peu à peu qu’il est bizarre d’oublier celui qui vous aimait et vous aime toujours – et encore plus bizarre de le transformer en figure mortifère. Et si les autres oubliaient Barbie aussi vite qu’elle aura oublié Bertrand ? Arrivée chez Maddie, son amie anglaise qui, elle aussi, se rappelle parfaitement du petit copain, elle doute. Elle voulait éviter le deuil anticipé (le deuil de soi-même), et elle est menacée par l’oubli anticipé. Si elle ne se souvient pas de sa propre vie, qui s’en souviendra ? Si elle ne fait pas découvrir ses poèmes, si elle les perd dans le métro, qui les lira ? Si elle ne transmet rien, que restera-t-il d’elle ? Ce sont ces idées, peut-être, qui l’auront précipitée, un moment, dans la folie. Elle aura laissé un livre que sa fille parcourt avec étonnement et quelques films, dont celui que nous regardons. Le film existe, nous pouvons le voir. C’est un dernier film c’est-à-dire un film testamentaire qui laisse chacun libre de recevoir ou non l’héritage.
Quel héritage ? Elle travaillait dans la publicité, une histoire de fromage ou de céréales avec un trou, mais de cela il ne reste rien, il ne restera rien. Elle se regarde dans la glace et se remémore son ancienne beauté, sa séduction, mais il est inutile de se maquiller, de cela non plus il ne restera rien4. Elle se rappelle son psychanalyste (qui interprète son propre rôle), son mutisme, ses difficultés à être entendue, mais de cela non plus il ne restera rien. Alors elle se sent mal, se retrouve en hôpital psychiatrique où elle n’a qu’un seul nom pour tous ceux qu’elle rencontre : Fanfan. C’est ici que par antinomie on approche de plus près son exigence, la raison même du film, ce qu’elle tient à faire entendre : Ne me confondez jamais avec personne. Si vous le faites, c’est que vous me tuez pour de bon. Tant que vous me considérez dans ma singularité, je reste vivante. Le seul héritage qu’elle transmet, c’est son unicité, son unique et absolue singularité5. Il y a beaucoup de poupées Barbie, mais il n’y a qu’une seule Barberie Bichette qu’on ne peut confondre avec personne (et une seule Sophie Fillières), car elle est la seule à avoir eu un petit copain nommé Bertrand qu’elle a oublié, la seule à avoir eu une correspondante anglaise qui se remémore encore sa jeunesse, ses amours, etc. Le message premier du film, réitéré par différentes anecdotes, c’est cet appel : Il aura fallu que je me porte dans ce film pour que tu me portes dans ta mémoire.
Ce septième film de la réalisatrice est le lieu d’une étrange anticipation. Un scénario écrit dans le pressentiment de la maladie6, un tournage marqué par la proximité du décès7, un dénouement fatal anticipé8 mais pas vraiment accepté (le repos du septième jour), le film est aussi un refus, un acte de résistance. Alors qu’elle prétend ne pas s’être préparée (« je ne suis pas prête », dit-elle), elle fabrique un film qui se présente comme son ultime préparation. Alors qu’elle est sur le point de mourir, elle donne au film un titre de vie : Ma vie ma gueule, en anglais The Life of Mine, à la première personne du singulier. Alors qu’elle choisit son lieu d’inhumation, elle affirme sa présence. Se démontant elle-même comme elle démonte la lampe de sa chambre d’hôpital, elle construit un récit cohérent en trois parties (Pif!, Paf!, Youkou!) : errance, délire poétique, départ (apparente sérénité9), ce qui conduit à l’ultime paradoxe : mourir vivante.
Comme la Barbie de Greta Gerwig, Barberie flotte dans un monde pas très bienveillant représenté par quelques personnages secondaires plutôt déplaisants (l’adulte qui l’empêche de s’asseoir sur un banc, les petites filles qui insultent leur bienfaitrice, la passagère du bus qui fait porter ses affaires, etc.), sans signification ni enjeu – sauf peut-être sa propre existence, plus qu’incertaine. C’est un monde déjà évidé qui prépare la protagoniste, les acteurs et les spectateurs à l’expérience du néant. Pour ceux qui ont participé à sa réalisation, notamment Agathe et Adam, les deux enfants de Sophie, pour ceux qui l’ont finalisé et distribué, il n’est pas seulement l’élaboration du deuil, il est le deuil. En faisant jouer par des amis des petits rôles, en prêtant ses vêtements et bijoux à l’actrice Agnès Jaoui, Sophie Fillières s’est incorporé le film, elle s’est elle-même mise en œuvre dans un procès de transmutation qui continue après elle. Pour ceux qui ne l’ont pas connue, elle est le film, un film qui continue au-delà d’elle, qui l’incarne sans la momifier.
- Enfermée dans un hopital psychiatrique vers le milieu du film, Barberie fabrique un autoportrait d’elle-même en terre cuite, reconnaissable mais un peu difforme, une façon de rendre visible le projet du film. ↩︎
- En pratique, ce sont ses enfants Agathe et Adam Bonitzer qui ont accompagné Sophie Fillières sur le chemin du film après le film (le montage posthume). ↩︎
- Dans la scène d’adieu où elle embarque vers l’Angleterre sur un ferry, elle voit ses enfants derrière une vitre, mais eux ne la voient pas. ↩︎
- Elle salue le miroir d’un doigt d’honneur. ↩︎
- Agnès Jaoui a déclaré : « J’ai l’impression qu’on est tous et toutes liées par la même volonté d’être fidèles à sa personnalité si singulière, pas seulement lui rendre hommage, mais servir son propos et le film qu’elle voulait faire ». ↩︎
- Sophie Fillières a commencé à travailler sur le scénario en 2019. Selon la productrice Julie Salvador, elle ignorait, à cette date, qu’elle était malade. ↩︎
- Sophie Fillières était en forme au début du tournage au début de l’été 2023 et a eu du mal à le terminer – comme si ce tournage la maintenait en vie. ↩︎
- « Tu as déjà pensé à combien de douches tu vas prendre avant de mourir ? » demande-t-elle. ↩︎
- Il lui faut quand même hurler un « mot-cri » : Takkakaw ↩︎